Nous avons vu il y a peu (Revue Médicale Suisse du 27 avril 2005) comment nos confrères du Lancet se plaisent à donner des leçons d'éthique médicale aux médecins d'Outre-Atlantique du moins à certains d'entre eux. Après l'analyse du comportement du personnel médical militaire américain directement confronté aux sévices et aux tortures commis sur les prisonniers irakiens incarcérés dans la prison d'Abou Ghraib, The Lancet s'est récemment intéressé à la manière dont on met aujourd'hui à mort les condamnés à la peine capitale sur le sol américain. Le constat publié dans les colonnes de l'hebdomadaire londonien peut être résumé de la manière la plus simple qui soit : une proportion nullement négligeable des condamnés à mort exécutés par injection létale aux Etats-Unis pourraient ne pas être inconscients au moment de leur exécution. De ce fait, ils pourraient, faute d'avoir pu bénéficier d'une anesthésie profonde, endurer des souffrances que l'on pourra, par euphémisme sinon par désespoir, qualifier d'«inutiles».Pour le dire autrement, et pour reprendre les termes de la publication datée du 16 avril signée par un groupe dirigé par le Dr Leonidas Koniaris, spécialiste de chirurgie cancérologique et de soins palliatifs (Miller School of Medicine, Université de Miami), les conditions actuelles de certaines exécutions d'êtres humains aux Etats-Unis «ne répondent même pas aux critères requis par les vétérinaires pour tuer des animaux». Les auteurs aboutissent à cette conclusion après avoir analysé l'ensemble des documents disponibles au Texas et en Virginie où ont été pratiquées près de la moitié du millier d'exécutions capitales perpétrées aux Etats-Unis depuis 1976 ainsi que dans quatre autres Etats.Les auteurs, avec le luxe de détails que l'on imagine, font valoir que les injections sont faites par des personnes qui ne sont pas rompues aux techniques de l'anesthésie, que personne ne vérifie que les substances anesthésiques ont pleinement fait leur effet avant d'administrer le cocktail lytique (association classique de thiopental, de pancuronium et de chlorure de potassium). Plus précisément, les analyses toxicologiques pratiquées après la mort des condamnés révèlent ainsi que bien souvent les concentrations sanguines des substances anesthésiques au moment de la mort sont inférieures à celles que l'on obtient chez les patients anesthésiés pour des interventions chirurgicales. Une telle situation a été observée dans 43 des 49 exécutions pratiquées en Arizona, en Georgie et en Caroline du Nord et du Sud. Dans 21 cas, les concentrations sanguines étaient même «compatibles avec un état conscient».Face à de tels faits, l'éditorialiste du Lancet ne craint pas de porter la plume là où la morale l'exige. Sous le titre «L'implication médicale dans la peine de mort : une atrocité américaine» il écrit notamment : «L'injection mortelle est la manière la plus commune d'exécuter les condamnés aux Etats-Unis. Pour être exact cette méthode a été utilisée pour tuer 788 des 956 hommes et femmes exécutés aux Etats-Unis depuis 1976, quand la peine de mort a été réinstaurée par la Cour suprême. L'injection mortelle est (considérée) comme "humaine" et ne violant donc pas de ce fait le Huitième amendement qui proscrit les punitions "cruelles et inhabituelles". De fait, comparé à l'électrocution, à l'usage des gaz et des armes à feu, à la pendaison, le fait de tuer des personnes à l'aide des médicaments (des substances pharmacologiques) apparaît comme presque humain.»Plus loin : «Ce doit être une façon cruelle de mourir : éveillé, paralysé, incapable de bouger, de respirer, alors que le potassium vous brûle les veines.» Plus loin encore : «Les médecins ne devraient pas participer à cet acte barbare.»Dès lors parlons simplement, au risque de heurter, de choquer, de meurtrir. Les médecins militaires américains en situation de savoir ce qui se passait dans les geôles irakiennes devaient-ils on non dénoncer publiquement les actes de torture ? Si oui quand, et de quelles manières ? Convoqués plus ou moins tard sur les lieux de ces atrocités devaient-ils convaincre les bourreaux d'agir à l'avenir avec moins d'inhumanité ? Et à quel titre ?Quant à la problématique américaine concernant la peine de mort, la vérité impose de la résumer en posant au mieux une équation insoluble. Que doit-on préférer : la présence des meilleurs spécialistes d'anesthésiologie au chevet de ceux que la justice a condamnés à mourir ou l'absence des docteurs en médecine dans cet espace par définition déontologiquement prohibé ? Faudrait-il demain partir en procession avec pour horizon et idéal des condamnés à mort pharmacologiquement programmés et qui miracle partiraient (en enfer) sans souffrir ?On pourrait aussi se souvenir que ces turpitudes interrogatives n'ont plus de sens dès lors que la peine de mort a été abolie ; ce qui il est vrai ne règle en rien les questions relatives à la morale médicale confrontée aux corps et aux âmes des condamnés à perpétuité et autres bracelets électroniques.(Fin)