Les progrès effectués dans la compréhension de la biologie du cancer ont permis le développement de tests de diagnostic précoce. Le dépistage du cancer s'adresse prioritairement à la population générale avant de viser un individu particulier : il s'agit d'un souci de santé publique. Un dépistage ne devrait être fait que lorsque le bénéfice envisagé pour le patient est supérieur aux effets indésirables potentiels. Les données dans la littérature sont souvent ambiguës et, dans de nombreux cas, les directives sont controversées. Les connaissances et les zones d'ombres varient selon les croyances populaires et les réalités objectives. Un des objectifs de ce travail est de donner un aperçu des différentes méthodes et recommandations, dans l'optique de choisir le bon test au bon moment pour la bonne personne.
Plus encore que le traitement, le dépistage du cancer est une discipline jeune. Comme le souligne un travail récent,1 il s'agit d'une entreprise compliquée qui a pour objectif de permettre un diagnostic précoce chez un patient précis, mais qui constitue avant tout un problème de santé publique. ll est en effet très important de souligner que le dépistage s'adresse à une population et non à des individus isolés. Utilisé sans garantie chez l'individu, le dépistage peut entraîner certains risques sans pour autant garantir le bénéfice attendu.2
Par définition, un test de dépistage s'adresse à une population asymptomatique et ne doit être entrepris que si les mesures thérapeutiques prises suite à un diagnostic précoce influencent positivement la mortalité ou la morbidité liées à la maladie dépistée.
Les quatre critères de qualité d'un test de dépistage sont les suivants : sensibilité, spécificité, valeur prédictive positive et valeur prédictive négative (tableau 1). Il convient de préciser que la spécificité du test de dépistage est primordiale, en particulier si un résultat positif implique des procédures diagnostiques invasives.
Alors que les recommandations de dépistage s'adressent à une population asymptomatique sans facteur de risque particulier, les individus à risques (par exemple génétiques, tels que mutations des gènes BRCA-1 et -2, ou polypose familiale) doivent bénéficier d'une surveillance particulière. Des informations détaillées et des revues systématiques à propos des recommandations nécessaires sont publiées sur plusieurs sites Internet, dont notamment le site de l'USPSTF (U.S.Preventive Services Task Force, www.ahcpr.gov/clinic/uspstf.htm). Le tableau 2 présente un petit aperçu des recommandations de dépistage.
Dans ce contexte, le rôle du médecin de famille est essentiel, puisqu'il consiste à informer son patient des avantages, des inconvénients et des limites des différentes méthodes de dépistage.
Chaque année, en Suisse, quelques 4500 nouveaux cas de cancer du sein sont diagnostiqués et 1600 patientes décèdent de cette maladie qui en Suisse touche environ une femme sur dix dans le courant de sa vie.3
Plusieurs moyens de dépistage du cancer du sein, ont été évalués notamment l'examen clinique du sein et la mammographie. L'examen clinique, effectué par la femme elle-même ou par son médecin, n'a que peu d'impact sur la mortalité.4 Par contre, l'utilité du dépistage par mammographie annuelle a été largement démontrée. Cette méthode permet en effet de diminuer la mortalité de 20 à 30% chez les femmes âgées de plus de 50 ans.4 En ce qui concerne les femmes âgées de 40 à 49 ans, les preuves de son utilité sont moins évidentes et par conséquence l'avantage d'un dépistage systématique reste controversé. La sensibilité et la spécificité du dépistage par mammographie dépendent beaucoup de la densité du sein, variable selon l'âge et le statut hormonal,5 ainsi que des compétences du radiologue.6 Aux Etats-Unis, il est recommandé de procéder à un dépistage tous les 12 à 33 mois chez les femmes âgées de 40 ans et plus. En Suisse romande, le dépistage pour les femmes âgées de 50 à 69 ans est admis et recommandé. Il fait partie de programmes soutenus par différents organismes de santé publique dans les cantons de Vaud, de Genève, du Valais, et bientôt du Jura et de Fribourg.
D'autres modalités, notamment l'examen des seins par imagerie par résonance magnétique (IRM), font encore l'objet d'études cliniques. L'échographie mammaire en soi n'est pas recommandée, sauf en tant qu'examen complémentaire à la mammographie en cas de doute.
En Suisse, le cancer de la prostate est le cancer masculin le plus fréquent. Il représente la deuxième cause de décès par cancer (1300 décès en moyenne par an).3
Bien que largement pratiqué, le dépistage systématique du cancer de la prostate, effectué par dosage du PSA et par toucher rectal, n'est pas recommandé à l'heure actuelle. En effet, le taux de PSA augmente avec l'âge et le volume prostatique. Il varie également lors de manuvres invasives (chirurgie, biopsie prostatique) et de prostatite. Le taux de PSA n'est donc pas spécifique des lésions cancéreuses. Dans une étude américaine,7 1653 hommes âgés de 50 à 89 ans, se sont soumis à un dosage du PSA. Une valeur supérieure ou égale à 4g/l a été détectée chez 137 d'entre eux, parmi lesquels seuls 37 (27%) étaient porteurs d'un cancer de la prostate. Dans une autre étude, 15% des patients pour lesquels le dépistage par dosage de PSA et par toucher rectal s'était révélé négatif présentaient un cancer, 2,3% de ces cancers étant agressifs (score de Gleason 7-10).8 Cependant, même si le risque de développer un cancer augmente avec l'âge, la probabilité qu'il soit la cause de la mort du patient reste très faible (3,5% chez les hommes âgés de plus de 60 ans).
Dans les régions dans lesquelles des programmes de dépistage systématique ont été mis en place, aucune réduction de la mortalité due au cancer de la prostate n'a été démontrée, et ce malgré une augmentation de l'incidence de cancers, des prostatectomies radicales et des traitements de radiothérapies curatives.9
A la demande du patient, des tests de détection peuvent être envisagés chez l'homme âgé de 50 à 70 ans,10 pour autant qu'il soit informé, de façon claire et adaptée, des limites des examens ainsi que des risques et des effets indésirables que les investigations et le traitement pourraient induire.
Le cancer colorectal est responsable de 529 000 décès par année dans le monde,11 dont plus de 1660 en Suisse.3 Il se développe souvent à partir d'un adénome d'évolution longtemps bénigne et silencieuse, et apparaît dans plus de 90% des cas après l'âge de 50 ans. Ses caractéristiques épidémiologiques en font un candidat idéal pour un dépistage systématique. Le corps médical dispose de plusieurs tests de détection précoce d'un cancer colique : hémocult, sigmoïdoscopie, colonoscopie (tableau 3).
L'hémocult ® (recherche de sang dans les selles) est jusqu'à présent le seul test dont l'efficacité a été prouvée dans quatre essais randomisés aux Etats-Unis12 et en Europe.13-15 La réalisation à intervalles réguliers (un à deux ans) d'un hémocult pendant huit à treize ans permet de réduire la mortalité due à un cancer de 14 à 33%. Toutefois, la mauvaise sensibilité de ce test (
La sigmoïdoscopie est de moins en moins utilisée. Aucune étude randomisée n'a été conduite jusqu'à ce jour permettant de démontrer son efficacité. Des études16 ont montré que cette méthode permet de diminuer l'incidence du cancer de 50%17 et la mortalité de 60 à 80%,18 mais uniquement pour les cas de cancer du côlon distal.
Du fait de sa grande sensibilité et de sa spécificité approchant les 100%, la colonoscopie paraît, intuitivement, être le meilleur examen de dépistage. Toutefois, aucune confirmation n'a à ce jour été apportée, mais des investigations sont en cours. Les avantages diagnostiques de la colonoscopie sont contrebalancés par certains inconvénients (inconforts, risques de perforations, coût élevé) dont l'impact est difficile à mesurer. Elle constitue cependant un complément indispensable à un hémocult positif ou à une sigmoïdoscopie qui révèle des polypes «à risque» (> 1cm ou avec une histologie de dysplasie marquée) dans le côlon gauche. D'après un travail récent,11 un dépistage, quel qu'il soit, devrait être proposé aux hommes et aux femmes âgés de 50 ans ou plus. Le consensus prône la recommandation d'une colonoscopie tous les cinq ans et de la recherche de sang occulte dans les selles tous les un à deux ans.
D'autres méthodes de dépistage, comme la colonoscopie virtuelle19 ou la recherche d'ADN dans les selles,20 sont encore à un stade expérimental et ne peuvent actuellement pas être conseillées pour un dépistage systématique à grande échelle.
En Suisse, le cancer du poumon est responsable de 2700 décès en moyenne par an.3 Aux Etats-Unis, on estime à 160 440 le nombre de cas en 2004.21 Le mauvais pronostic de ce cancer vient du fait qu'il est, en règle générale, diagnostiqué à un stade avancé.
Dans les années 60 et 70 déjà, les études ont évalué la valeur du dépistage du cancer pulmonaire par radiographie du thorax et/ou par cytologie des expectorations sans résultats significatifs de réduction de la mortalité (tableau 4). De nos jours, le CT spiralé à basse énergie, (low dose CT scan) offre de nouvelles possibilités. En effet, il a été démontré que cette technique est capable de dépister des tumeurs à des stades encore précoces ;22 la combinaison du CT spiralé à basse énergie et de la tomographie par émission de positrons (PET) pourrait encore augmenter la sensibilité et la spécificité du dépistage. Cependant, le CT spiralé à basse énergie détecte également des lésions bénignes (estimées entre 14% à 55%) à l'origine de procédures invasives inutiles (chirurgie, biopsies, etc.).22
Malgré ces nouvelles techniques prometteuses, aucune étude de validation n'a encore été publiée à ce jour. Ainsi, le bénéfice du dépistage systématique du cancer du poumon dans la population générale n'a pas encore été prouvé.
En Suisse, on estime entre 11 000 et 13 000 le nombre de cancers de la peau diagnostiqués chaque année, dont 10 à 15% sont des mélanomes. Selon les données du Registre des tumeurs, le mélanome est désormais le cinquième cancer le plus fréquent chez l'homme et le quatrième chez la femme. On assiste également à une forte augmentation de l'incidence du mélanome dans les pays occidentaux, ainsi qu'en Australie. Ce type de cancer a été le premier pour lequel la Suisse a lancé des programmes de dépistage systématique.23 Il n'existe cependant à ce jour aucune donnée qui démontre son efficacité.
Dans le cadre de la campagne suisse «Solmobil 2003» (bus itinérant), 3662 examens cutanés ont été effectués au sein d'une population sélectionnée (employés d'entreprises). Ceci a permis de procéder au diagnostic clinique de 108 lésions suspectes, dont 21 se sont révélées être des mélanomes. Cet exemple illustre le fait que pour ce type de cancer le rendement d'un dépistage systématique est faible (0,05%). Il a été démontré que l'éducation du public et des médecins est essentielle pour améliorer le diagnostic précoce du mélanome.24 Les campagnes de prévention primaire tendent à modifier le comportement à risque de la population vis-à-vis des rayons ultraviolets et ont pour objectif de réduire l'incidence du mélanome. Cependant, aucune étude n'a montré à ce jour une réduction directe de la mortalité liée au mélanome suite à un diagnostic précoce.
De nos jours, la seule méthode de dépistage systématique du mélanome utilisée est l'examen cutané, au cours duquel le médecin examine son patient à intervalles réguliers d'après les critères A,B,C,D,E (asymétrie de la lésion, bordure irrégulière, couleur, diamètre > 6mm, évolution de la lésion).
Le frottis de Papanicolaou, une technique ancienne publiée en 1941,25 reste le test de dépistage par excellence pour les cancers du col de l'utérus. Malgré le fait que cette méthode n'ait jamais été évaluée au cours d'un essai randomisé, l'efficacité des programmes de dépistage qui utilisent cette méthode a été démontrée dans plusieurs pays.26-27 On estime en effet qu'un frottis pratiqué tous les trois ans peut prévenir 90% des cancers du col de l'utérus à condition que toutes les femmes s'y soumettent et que toutes les lésions décelées soient convenablement suivies.
D'après les recommandations américaines, le dépistage devrait commencer trois ans après le premier rapport sexuel, et devrait être effectué chez toutes les femmes à partir de 21 ans. De nombreuses lésions sont dues à une infection par le virus du papillome humain (HPV). Cette infection a lieu au cours d'un rapport sexuel et se manifeste au plus tôt trois à cinq ans après la contamination. Le dépistage du cancer du col de l'utérus doit se faire chaque année. Des intervalles plus longs sont envisageables chez les femmes plus âgées pour lesquelles les tests d'infection par HPV sont négatifs. En ce qui concerne les femmes âgées de plus de 60 ans, l'effet protecteur du dépistage est limité, d'autant plus si les tests recherchant une éventuelle infection se sont révélés être négatifs.
Les analyses de l'expression et de la fonction des protéines rendues possibles suite au décodage du génome humain nous permettent d'acquérir petit à petit une bien meilleure compréhension des différents mécanismes cellulaires. Ainsi, certains cancers peuvent désormais être diagnostiqués à des stades très précoces grâce à l'analyse de protéines sériques.28 De plus, ces nouvelles méthodes permettront probablement de caractériser les spécificités biologiques des tumeurs avec davantage de précision, ce qui se concrétisera d'ici quelques années par des traitements beaucoup plus ciblés et adaptés au patient.