Livre commenté :Anton Tchekhov, Salle 6. Paris : folio, 2003 ; 171-258.Comme souvent dans les nouvelles de Tchekhov, Salle 6 est un récit d'ambiance. Par la profondeur et la finesse des descriptions des lieux et des personnages, l'auteur parvient à happer le lecteur dans son récit. Dans cette nouvelle, le lecteur est ainsi projeté dans la salle des aliénés d'un hôpital d'une petite ville de province. La condition humaine y est finement observée et restituée dans un souci de véracité et d'humanité qui n'exclut pas une certaine bienveillance, même si le tableau brossé des comportements et des valeurs des personnages en question est sombre. Aux yeux de Tchekhov, l'âme humaine n'est jamais bonne, semble-t-il, mais elle peut être plus ou moins mauvaise : c'est une question de nuance. Le Dr Raguine, héros de la nouvelle et médecin de l'hôpital, aurait voulu devenir ecclésiastique ; mais son projet a été contrarié par la volonté de son père chirurgien qui refusait d'avoir un fils pope. A son arrivée dans l'institution, il constate son état délabré et nocif mais s'en accommode, estimant que sa seule volonté ne suffirait pas à entreprendre les transformations pourtant indispensables aux malades. Il traverse la nouvelle comme un personnage qui a le sentiment de constamment passer à côté de son destin. Le Dr Khobotov est quant à lui d'une nature moins complexe que son confrère, plus épais, plus obtus. Pour compléter la description de ce personnage, Tchekhov précise que Khobotov a une femme «jeune et laide, qu'il dit être sa cuisinière» (p. 206) et qu'il voudrait prendre la place de Raguine. Il est indigné par l'état sanitaire de l'hôpital mais n'ose pas suggérer les changements, de peur de froisser Raguine. Il parviendra à ses fins, non pas par méchanceté pure ni par une ambition aveuglante, mais par un jeu de malentendus, d'incompréhension, de confusion et d'interprétations erronées. L'auteur ne met pas en scène les «bons» et les «méchants», il décrit les faiblesses du comportement de chacun, les dégâts causés par des relations inachevées, l'impossible démarcation entre le juste et le faux, le bien et le mal, le normal et l'anormal.Tchekhov n'entend pas laisser le lecteur «au bord de la nouvelle», comme un simple spectateur de l'intrigue. Il choisit de l'interpeller : «Si vous ne craignez pas les piqûres d'ortie, prenons l'étroit sentier qui mène au pavillon et regardons ce qui s'y passe» (p. 171). Difficile de résister à cet appel qui aiguise notre curiosité et nous conditionne au voyage. Commence alors la visite de cette salle et de ses occupants : Nikita, le gardien aux poings énormes, qui «appartient à cette catégorie d'esprits simples, positifs, consciencieux et bornés
» (p. 172) et «les fous», au nombre de cinq. Le premier d'entre eux est en proie à la tristesse ; le deuxième, «crétin doux et inoffensif» est au contraire toujours gai et rit tout seul ; c'est le seul qui a le droit de sortir de la salle ; le troisième, Gromov, un homme instruit, dont il sera question à plusieurs reprises, vit dans une terreur incessante et fait des grimaces maladives tandis que ses yeux conservent un éclat «chaud et sain» : quand il parle, «on reconnaît à la fois en lui un fou et un homme» (p. 176). Son état mental s'est dégradé progressivement, après une série de catastrophes qui l'ont ruiné affectivement, socialement et financièrement. Avant l'hospitalisation de Gromov, Raguine avait été appelé à le consulter pour son comportement bizarre et avait décrété à la logeuse «qu'il ne reviendrait pas parce qu'il ne fallait pas empêcher les gens de perdre la raison» (p. 185). Le quatrième est un homme obèse qui a perdu les facultés de penser et de sentir. Quant au dernier, il s'agit d'un homme qui détient un secret qu'il cache sous son oreiller.Les conditions de vie de la salle 6 sont inhumaines : un gardien brutal, un manque d'hygiène, un isolement que personne ne songe à rompre, pas même Raguine qui n'y fait plus de visites depuis longtemps. Il a d'ailleurs désinvesti peu à peu sa fonction : «les premiers temps il fit beaucoup de zèle. Il assurait la consultation tous les jours, du matin à l'heure du déjeuner, opérait et faisait même des accouchements (
). Mais, à la longue, le travail finit manifestement par l'ennuyer dans sa monotonie et son évidente inutilité» (p. 192). Il délaisse peu à peu les malades, s'évade dans ses rêveries philosophiques et s'enferme chez lui avec ses livres ; il quitte sa solitude uniquement pour discuter avec son ami, Avérianytch, «le seul homme de la ville dont la société ne pèse pas au Dr Raguine» (p.197).Arrive ensuite comme adjoint de Raguine le Dr Khobotov, qui agit conformément à ce que l'on attend d'un médecin dans cette ville : il se crée des relations en appartenant au club, en jouant au billard, il ne perd pas de temps à lire, d'ailleurs il ne possède qu'un seul livre : «Les Nouvelles Ordonnances de la clinique de Vienne pour 1881». Il assure la consultation de l'hôpital deux fois par semaine. Un jour, de manière presque fortuite, Raguine est appelé à entrer dans la salle 6. Face à cette apparition inopinée, Gromov, très en colère, réagit avec sarcasme et menace de tuer le médecin. Il ne comprend pas pourquoi il est enfermé dans ce pavillon et en rend Raguine en particulier, et la médecine en général, responsables. «Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains» (p. 208). Selon Raguine, la question ne réside pas dans le fait que les uns sont fous et les autres sains, mais la situation de chacun dépend du hasard : «Celui qu'on a enfermé reste enfermé et celui qu'on n'a pas enfermé se promène, voilà tout. Dans le fait que je suis un médecin et vous un aliéné, il n'y a ni morale ni logique, mais un simple hasard» (p. 209). S'exprime alors un fatalisme désespérant : même si Raguine autorisait le départ de Gromov, celui-ci serait rattrapé par la police ou les habitants de la ville. L'individu est piégé dans une organisation sociale beaucoup trop forte pour lui, encerclé par les juges, la police et les médecins, «les gens qui ont avec la souffrance d'autrui un rapport de service» et qui ont adopté, «à l'égard de la personne humaine une attitude formelle et sans âme» (p. 181). Raguine justifie sa position en se délestant de sa responsabilité sur les mécanismes sociaux : «Quand la société retranche de son sein les criminels, les malades mentaux, et d'une façon générale, les gens qui la gênent, elle est invincible. Il ne vous reste qu'une chose : vous consoler à la pensée que votre séjour ici est inévitable» (p. 210). Le malade et le médecin entament une conversation sur leurs vies respectives, leurs difficultés, leurs frustrations. Raguine réalise alors que Gromov est le premier homme cultivé et intelligent qu'il rencontre, et aspire à retourner le voir pour continuer leur discussion. Au cours de ces rencontres, plusieurs sujets sont abordés, notamment la question de la souffrance : pour le médecin, il suffit d'adopter une philosophie stoïcienne qui vise à se détacher du monde extérieur et donc de la souffrance pour mieux comprendre le sens de la vie. Le malade au contraire ne justifie la vie qu'au travers de ses sensations. Raguine n'a jamais souffert et se construit une pensée philosophique pour justifier sa position : «On nous tient derrière ces grilles, on nous laisse croupir, on nous martyrise, mais c'est très bien et c'est raisonnable parce qu'entre cette salle et un cabinet de travail chaud et confortable il n'y a pas de différence. Philosophie commode : on n'a rien à faire, on a la conscience nette, on se sent un sage» (p. 222).Raguine apprécie ces joutes intellectuelles et retourne souvent rendre visite à Gromov. Khobotov, Avérianytch, Daria, sa gouvernante, commencent à s'interroger sur ce comportement qu'ils trouvent étrange. A l'aide des autorités de la ville, ils finissent par faire admettre à Raguine qu'il est surmené, qu'il doit être remplacé par Khobotov, et qu'il devrait se changer les idées en faisant un voyage avec Avérianytch. Dans sa mollesse habituelle, il se laisse faire et perd tout son argent dans un voyage raté avec un ami dont la tutelle amicale et pleine de bonnes intentions l'étouffe. De retour chez lui, il se trouve sans argent ni travail. Il sombre dans un abîme intérieur. Avérianytch et Khobotov lui rendent des visites qui lui deviennent insupportables, tant les deux visiteurs sont inappropriés dans leur comportement. Il finit par les chasser dans un mouvement de colère qui le fait trembler tout entier. Persuadés qu'il est devenu fou, les deux hommes lui tendent un piège pour le faire enfermer dans la salle 6, où Raguine mourra peu après.La force de cette nouvelle réside dans la vérité des personnages, décrits sans complaisance ni jugement. A travers eux, Tchekhov dénonce des attitudes : résignation, désengagement, déresponsabilisation, conformisme. Il s'insurge aussi contre ceux qui comme Raguine développent une pensée philosophique détachée de la réalité sensible et prétexte à l'inaction. Bien que certains de ses héros, notamment Gromov, remettent en cause la médecine, l'auteur ne critique pas la science médicale dont il relève les progrès, mais souligne le fossé entre ces progrès et leur mise en application au quotidien, fossé dû à l'inertie ou à la maladresse des responsables. Ce sont des comportements, irréfléchis, automatiques, adoptés par des personnes inachevées, qui aboutissent à une médiocrité partagée.