Si elle avait voulu acquérir une publicité internationale sans bourse délier la jeune Autorité européenne de sécurité alimentaire (ou, langue britannique oblige, Efsa) n'aurait pas fait autrement. Tout a commencé dans la nuit du 25 au 26 octobre quand le quotidien Financial Times a annoncé sur son site qu'il révélait, dans les colonnes de son édition du lendemain, que l'Union européenne allait donner le conseil de ne pas consommer d'ufs crus et de faire bien cuire la viande de volaille pour éviter tout risque de contamination par le virus de la grippe aviaire. C'est peu dire que les premiers lecteurs de l'information tombent des nues. L'alternative est simple. Soit le célèbre quotidien des affaires s'est fourvoyé et l'affaire promet d'être croustillante. Soit l'Union européenne marche sur la tête. Pourquoi, alors que la crise n'a jamais été à ce point sévère, que les ventes de volailles commencent à chuter et que la psychose s'installe Dominique Bussereau, ministre français de l'Agriculture, a même osé hier devant la presse une image particulièrement osée, celle de «psychose disproportionnée» évoquer les risques inhérents à la consommation des ufs crus ?En quelques heures, tout s'éclaire. Ou presque. Le sérieux du célèbre quotidien saumoné et britannique n'est pas remis en question et les premières explications arrivent de Parme, siège de l'Efsa, où l'on précise que les recommandations faites aux consommateurs européens concernent bien la méfiance à l'égard des ufs crus et la cuisson des volailles mais souligne toutefois qu'il s'agit seulement de rappeler de simples conseils relevant d'une hygiène normale. Le porte-parole de l'agence, Anne Laure Gassin, va jusqu'à confier qu'il n'y avait aucune preuve que le virus A(H5N1) de la grippe aviaire soit entré dans les chaînes alimentaires du Vieux Continent.Elle ajoute en substance qu'il n'y a aucune véritable raison de s'alarmer et espère que ces recommandations ne vont pas provoquer la panique. C'est mal connaître la réaction des foules à qui l'on annonce sous le sceau de la science qu'il convient de modifier au plus vite, fusse de manière minime, ses comportements alimentaires pour des raisons sanitaires. Les lecteurs du Financial Times découvrent, à l'heure du breakfast, une Une très explicite ornée d'un uf (embryonné ?) cassé d'où coulent la sphère jaune et les nuages du blanc. Entre bacons frits et ufs à la coque, ils lisent les déclarations de Herman Koeter, directeur scientifique de l'Efsa. Ecoutons-le : «il n'existe aucun élément indiquant que les gens pourraient contracter le virus par la voie digestive mais nous ne pouvons toutefois exclure que, théoriquement, il serait possible que cela se produise». «En théorie, il pourrait être possible que, si l'on mange le sang cru d'un poulet infecté, le virus ne soit pas totalement tué dans l'estomac» ajoute-t-il. Diable. L'affaire est grave. M. Koeter cherche-t-il à protéger contre leur gré les riches consommateurs parisiens des délicats canards au sang de La Tour d'Argent ? Evoque-t-il ici quelques rituels secrets accomplis par des vétérinaires exorcistes ? Pense-t-il plus sérieusement à la septicémie virale qui caractérise la fin des animaux atteints d'une peste aviaire ? La réponse n'a guère d'importance. ufs crus et sang de poulet véhiculant le redoutable A(H5N1) ? En quelques heures, c'est une déferlante médiatique et européenne qui émaille immanquablement les crises sanitaires alimentaires. On n'ose imaginer la teneur des conversations matinales passées entre le siège de la Commission européenne de Bruxelles et Parme. Avant la sieste vespérale, l'Efsa affirme par la voie des agences de presse que «rien ne démontre que le virus de la grippe aviaire peut à l'heure actuelle se transmettre à l'homme par la consommation d'ufs et de volailles.» Quelques minutes plus tard, le porte-parole de Markos Kyprianou, commissaire européen à la Santé, s'exprime avec force.«En termes de grippe aviaire, nous ne considérons pas qu'il y ait un risque lié à la consommation d'oeufs crus ou cuits, assure-t-il. Nous n'avons pas le virus de la grippe aviaire dans les produits commerciaux de volaille dans l'UE, et nous considérons que la viande de volaille et les ufs, surtout quand ils sont bien cuits, ne posent aucun problème de santé.» Et encore : «Seuls des aliments sains pour la consommation sont actuellement proposés aux consommateurs européens. Toutes les mesures sont en place pour interdire tout mouvement de volaille en cas d'apparition d'un foyer de grippe aviaire. Les produits issus de zones touchées ne seront donc pas mis sur le marché.» Mais qui, raisonnablement, écoute le porte-parole du commissaire européen à la Santé au moment de faire ses courses ou de préparer un repas pour ceux que l'on aime ? Qui pense à l'avenir, en Belgique, de «l'ami américain», forme de steak tartare agrémenté d'un uf cru très apprécié dans les brasseries d'outre-Quiévrain ? S'inquiète-t-on, depuis Parme et ses délices gastronomiques, du devenir non seulement des steaks tartares européens, mais des foies gras mi-cuits, des chapons et des dindes de Noël, ces oiseaux qui ne se goûtent guère carbonisés ? On aimerait qu'un jour prochain les responsables de l'Efsea nous entendent et nous répondent.