Livre commenté :David Lodge. Pensées secrètes. Paris, Payot et Rivages, 2004. Traduction par Suzanne V. Mayoux.Pour une fois dans cette rubrique, il ne sera question ni de malades, ni de médecins, ni même de maladie, mais d'une réflexion romancée sur le thème de la conscience. Les Pensées secrètes de David Lodge traitent de l'organisation et de la structure de la pensée, et de son influence sur la manière de percevoir et d'appréhender la réalité. A cet effet, il recourt à deux narrateurs aux origines intellectuelles et académiques contrastées : l'un de culture scientifique, l'autre de culture littéraire. A travers un roman léger et amusant, aux formes littéraires variées qui ne font que renforcer le fossé culturel dont le contenu fait état, Lodge décortique la manière de penser de ses deux narrateurs, qui sont aussi les héros du livre. Il explore et met en lumière l'influence déterminante de la matrice intellectuelle des deux personnages et montre à quel point le regard intellectuel peut déteindre sur des attitudes plus existentielles.D'emblée, le lecteur est propulsé dans la conscience du narrateur scientifique, Ralph Messenger. Psychologue renommé pour ses recherches sur l'intelligence artificielle, il s'impose dès qu'il a un moment un exercice de style qui vise à enregistrer ses pensées à l'état brut, entraînées dans ce qu'il appelle son «courant de conscience» inspiré de ce qu'avait décrit le philosophe américain William James. Cet exercice consiste à refuser toute construction à la pensée, et à la laisser s'exprimer sans censure et ni organisation. Cela donne un alignement de mots et de réflexions sans queue ni tête. Le procédé littéraire adopté ici par l'auteur permet au lecteur de faire irruption au cur du personnage, sans passer par les présentations. Même si la rencontre entre le lecteur et le narrateur est partielle, elle est immédiate et empreinte d'intimité.Le contraste est saisissant, lorsque, au deuxième chapitre, le lecteur est projeté sans avertissement dans les pensées de la deuxième narratrice, Helen Reed, professeur de littérature. Le style que l'auteur a choisi pour elle est à bien des égards différent de celui qu'il a employé pour Messenger, puisque Reed s'exprime à travers un journal dans lequel elle consigne ses états d'âmes et les événements marquants de la journée. L'écriture est alors l'illustration de la construction de la pensée de la narratrice, réfléchie, organisée, choisie ; elle témoigne de la pudeur du personnage. Malgré cette forme beaucoup plus structurée, l'auteur nous emmène également dans l'intimité de la narratrice.Helen Reed arrive au campus de l'Université de Gloucester pour y passer un semestre sabbatique, après le décès prématuré de son mari. Elle compte sur ce déménagement pour l'aider à faire face à son deuil douloureux et pour retrouver un élan créatif. C'est alors qu'elle rencontre Ralph Messenger, lors d'un dîner organisé pour l'arrivée d'Helen.Suite à ce dîner, les deux narrateurs se revoient dans le campus et sont amenés à discuter de leur travail. Messenger décrit son projet qui consiste à créer un ordinateur capable de penser et de ressentir les choses comme un être humain. Helen s'insurge sur cette manière de réifier l'être humain. Plusieurs dialogues intenses et documentés traversent ce livre et illustrent des conceptions du monde difficiles à concilier. Les discussions tournent autour du lien entre âme et corps, de la Vérité, de la validité de différentes formes de la connaissance, de la construction du savoir, de la légitimité de la littérature dans cette construction. En homme averti, Lodge se garde bien de réduire ces discussions à leur seul aspect intellectuel. Sans les dénoncer grossièrement, il laisse percer l'importance des querelles de territoire, et les liens entre le pouvoir et les formes du savoir. Ces dialogues sont souvent interrompus soit par la logorrhée du courant de conscience de Messenger, soit par l'écriture organisée du journal d'Helen, l'un et l'autre poursuivant les discussions et les argumentations. Et c'est ce qui fait la grande force de ce livre. L'auteur arrive ainsi à s'insinuer dans ces deux formes de pensée si différentes et à les rendre explicites. Un dialogue ininterrompu sur la conscience aurait été indigeste ; tandis que des styles d'écritures aussi contrastés, des échanges qui permettent de poser les problèmes, et des monologues qui approfondissent une réflexion en font un livre magnifique. On sent d'ailleurs que Lodge prend un réel plaisir à varier les styles : il ajoute des textes composés par des étudiants d'Helen, tous sur le même thème, mais chacun différent par son écriture. Il inclut tout un chapitre sous la forme d'un échange de messages électroniques entre Messenger et Helen. En effet, tandis que leur connivence grandit, Ralph voudrait qu'ils s'échangent leurs écrits intimes, projet qu'Helen refuse au début, et qui fait l'objet de la négociation par mail.La complicité intellectuelle va peu à peu amener à des liens plus affectifs, voire sensuels. Ralph est séduit par cette femme intelligente qui lui tient tête intellectuellement. Bien que marié, il n'a jamais considéré les liens conjugaux comme une entrave à un épanouissement sensuel extra-marital. Helen ne répond pas aux sollicitations explicites de Ralph, freinée par le souvenir de son mari et par l'amitié qu'elle porte à la femme de Ralph.Néanmoins, elle va céder à ses avances lorsqu'elle apprend que son mari l'avait trompée. Cette nouvelle va produire sur elle deux effets : celui de la consternation, elle n'avait jamais soupçonné son mari d'une telle attitude, et celui de la libération. Elle se sent d'autant plus libre qu'elle apprend que Carrie, la femme de Ralph, trompe ce dernier depuis longtemps. La fin du livre se concentre sur l'intensité amoureuse puis sur l'émiettement du lien qui unit les deux narrateurs, pour retomber dans une histoire très banale. L'histoire amoureuse de ce couple ne constitue pas le point fort du livre. Le comportement des deux personnages est trop caricatural. Bien que sympathique et plein de charme, Messenger est décrit comme un homme de pouvoir, sensuel, et sans trop de scrupules, tandis qu'Helen est une femme droite, sans défauts, un peu trop parfaite. Néanmoins, elle permet d'incarner la composante intellectuelle des personnages, et surtout de montrer que le pur intellect n'existe pas : qu'il subit de nombreuses influences, affectives, institutionnelles, narcissiques.Derrière les grosses ficelles du scénario amoureux, Lodge montre que les composantes de l'être humain ne cohabitent pas les unes à côté des autres, mais s'influencent constamment et silencieusement. La diversité des styles employés n'est pas un exercice gratuit de virtuosité littéraire mais bien une manière de montrer ces interdépendances. L'atout majeur de ce livre réside dans la maîtrise littéraire mais aussi la gaîté et l'humour mis au service d'une érudition vivante, elle-même l'instrument d'une réflexion approfondie de notre manière d'appréhender la réalité.