Livre commenté :Sénèque. La colère (De Ira), in Entretien. Paris : Bouquins-Laffont, 1993.«Harpage mécontenta si bien [Cambyse] que le roi lui servit à table ses enfants et s'informa à plusieurs reprises si la cuisine était de son goût : puis, quand il le vit suffisamment rassasié, il fit apporter leur tête et lui demanda ce qu'il pensait de la réception. Le malheureux sut encore trouver ses mots ; sa bouche put s'entrouvrir pour répondre : «Chez un roi tout repas est agréable.» Que gagna-t-il à cette flatterie ? De ne pas être invité à manger les restes.» (p. 164). On dénonce souvent la violence qui s'exprime actuellement sur les écrans, mais les livres de l'Antiquité n'avaient rien à leur envier, sauf les images. On dira que la différence réside dans l'intention : actuellement, la violence est présentée sous un jour favorable, elle est parfois même exaltée ; les uvres anciennes, au contraire, avaient généralement une visée morale. C'est en tout cas vrai pour le traité La colère (De ira) de Sénèque. D'ailleurs, le philosophe romain n'est-il pas un des principaux représentants du Stoïcisme, c'est-à-dire justement d'une doctrine qui se veut d'abord morale, en tout cas à l'époque de l'Empire ? La leçon qu'il veut donner par ce passage est la suivante : la colère mais le terme latin ira est plus large que ce que nous entendons aujourd'hui par «colère» : il recouvre aussi et d'abord la haine, motivant la cruauté et la vengeance est une émotion néfaste dont l'uvre est de rendre l'existence malheureuse. Colère de Cambyse d'abord, irrité contre son ministre, et qui, profitant de son pouvoir despotique, exerce sa cruauté sans frein ; colère de Harpage ensuite, mais colère contenue, qui ne s'exprime pas contre son maître, pour ne pas augmenter son infortune, d'où cette conclusion de Sénèque : «Réfréner ainsi son ressentiment est nécessaire, surtout à ceux dont un tel genre de vie est le lot et qui s'approchent d'une table royale».Heureusement, il n'y a plus de tels despotes aujourd'hui sous nos latitudes, et si nous devons parfois ravaler notre rage vis-à-vis d'un supérieur hiérarchique injuste, c'est dans des circonstances moins dramatiques, même si le harcèlement peut se révéler psychologiquement destructeur. La leçon du philosophe romain reste toutefois bonne : nous devons arriver à maîtriser les émotions négatives qui nous poussent à la violence, car elles sont, par elles-mêmes, destructrices des relations sociales et humaines ; n'est-ce pas d'ailleurs dans ce but que nous éduquons nos enfants ? Tout l'ouvrage de Sénèque est consacré à ce thème, qu'il présente dès le début sous un jour dramatique, s'adressant ainsi à son frère : «Tu exiges de moi, Novatus, que je traite des moyens de calmer la colère, et c'est à juste titre que tu me parais redouter cette passion qui est plus que toute autre affreuse et enragée [
]. Indifférente à elle-même pourvu qu'elle nuise à autrui, elle se précipite sur ses propres armes, avide d'une vengeance qui entraînera avec elle le vengeur» (p. 109). C'est pourquoi Harpage a eu raison de ne pas se laisser aller à son ressentiment : il en aurait été lui-même la victime. Faut-il donc être un Cambyse pour pouvoir satisfaire impunément cette passion ? Pas même, car la colère va contre notre propre nature : celui qui s'y laisse aller s'avilit en tant qu'être humain. Ce n'est pas qu'il se rende semblable aux bêtes, car une telle passion est inconnue aux animaux ; il faut, dit encore Sénèque, être doué de raison pour l'éprouver, tout en ne laissant pas notre raison l'emporter ; bref, la colère est la passion d'un être faible, soumis à ses passions et incapable de se maîtriser.On le voit, la morale est alors psychologie, et le traité de Sénèque pourrait à bon droit être rangé sous cette rubrique si, constamment, il n'en tirait des considérations normatives concernant les obligations que nous avons envers autrui et envers nous-mêmes. Mais les ouvrages de psychologie contemporaine en sont-ils si éloignés ? Pensons à tout ce qui s'écrit sur l'excellence personnelle et la réalisation de soi ; ne s'agit-il pas aussi d'une sorte de devoir envers soi-même ? Si on tend à ne pas le voir, c'est sans doute que l'éthique, depuis le début de la Modernité et de manière appuyée dans la tradition libérale, tend à considérer que nos devoirs moraux ne concernent que nos rapports avec autrui. En outre, nous limitons volontiers les exigences morales au domaine de nos actions (et de nos omissions), sans penser que la maîtrise de nos émotions en fait partie et donc que se laisser aller à certaines d'entre elles pourrait constituer un vice moral. Ce n'était pas le cas alors, et l'éthique n'était rien d'autre que l'ensemble des règles et conseils qui devaient nous permettre de mener une vie bonne et heureuse, bref, de devenir des êtres humains pleinement eux-mêmes et épanouis. Il y avait donc derrière l'éthique toute une conception de l'homme et de la vie, ce qu'on appelle une anthropologie philosophique.Ici, on n'est pas très loin du concept actuel de santé tel que l'OMS le définit : un état de bien-être physique, psychique et social complet. Mais Sénèque déjà ne parlait-il pas du philosophe comme du médecin de l'âme ? Ne présentait-il pas le sage dans la vie comme le médecin dans son cabinet ? «Le sage, calme et souriant devant nos erreurs, non pas ennemi mais censeur des vices, sort chaque jour dans les dispositions suivantes : «Je vais rencontrer beaucoup d'hommes adonnés au vin, beaucoup de débauchés, beaucoup d'ingrats, beaucoup d'avares, beaucoup d'êtres agités par les fureurs de l'ambition.» Il regardera tous ces maux avec la sympathie d'un médecin pour ses malades» (p. 134).L'anthropologie philosophique que nous présente Sénèque n'est elle aussi pas dépourvue d'intérêt. En effet, elle ne se borne pas à prôner la maîtrise des émotions et passions ainsi que le rejet de la colère. Elle affirme haut et fort la supériorité de la vie rationnelle sur la vie de sentiment : c'est la raison qui doit gouverner en nous, comme la terrible histoire de Harpage l'illustre. De cela aussi, nous ne sommes pas très éloignés lorsque nous regrettons que certaines personnes écoutent leurs émotions au lieu de leur raison parfois, c'est tout un peuple qui est ainsi accusé à la suite d'une décision que d'autres déplorent ; pensons à ce qui a été dit en Suisse à la suite de l'acceptation populaire de l'internement à vie de certains criminels. Mais chez les Stoïciens, le règne de la raison a pris une tournure héroïque. A l'objection de Théophraste qu'il est normal et même sain d'éprouver de la colère vis-à-vis des criminels, Sénèque répond que, à ce compte, le sage «sera odieux à lui-même. Qu'il songe à toutes les infractions qu'il a faites à la morale [
]. Car un juge équitable ne prononce pas un arrêt quand c'est lui qui est en cause, un autre quand c'est autrui» (p. 119). En outre, on côtoie tellement de fautes dans la vie quotidienne, qu'on en deviendra irascible ; or «est-il rien de plus indigne que de faire dépendre l'humeur du sage de la perversité d'autrui ?» (p. 131). Il y a de saintes indignations ; peut-être, mais elles ne sont pas le fait du sage selon Sénèque. En définitive, ce n'est pas seulement de la colère qu'il faut se garder, mais de toute émotion, car notre vie affective est par principe non maîtrisable : «Jamais la raison n'appellera à son aide des impulsions aveugles et déréglées, sur lesquelles elle n'aurait aucune autorité, qu'elle ne pourrait comprimer qu'en leur opposant d'autres semblables et égales en force (par exemple la crainte à la colère, la colère à la mollesse, la cupidité à la crainte)» (p. 116). Si on lutte contre une passion par une autre passion, fût-elle positive comme la sympathie ou la compassion, on passe d'un esclavage à un autre : c'est à la raison qu'il faut s'en remettre pour se comporter en homme libre, et celle-ci vise non à la maîtrise des émotions, puisque c'est impossible, mais à leur éradication.Cette solution héroïque a été l'idéal moral des Stoïciens et, à travers eux, de biens des chrétiens au cours des siècles. Comme je l'ai dit, il en reste davantage que des traces de nos jours. D'autant que la conception scientifique que nous nous faisons actuellement de l'être humain pose, elle aussi, encore et toujours la même question : quel est le rôle des émotions dans notre vie consciente ? Est-il central comme le pense Damasio à la suite de ce que les neurosciences disent ? Mais toutes les émotions ? Certaines personnes continuent à prendre du Prozac ® alors même que leur dépression est passée parce que, disent-elles, c'est seulement lorsqu'elles sont sous l'effet de ce médicament qu'elles se sentent véritablement elles-mêmes, que leur personne n'est pas assiégée par des émotions qui leur apparaissent comme parasites par rapport à l'image qu'elles ont d'elles-mêmes. D'autres patients ressentent le contraire : le Prozac ® les prive de leur vrai Moi. Nous voici arrivés à un moment où les médicaments du cerveau nous obligent à reprendre à nouveaux frais de vieilles questions, non seulement parce qu'ils brouillent la frontière entre le normal et le pathologique, mais surtout parce qu'ils ravivent cette interrogation pérenne : «Qui suis-je ?» Les sciences nous en ont déjà appris beaucoup et nous n'avons de loin pas épuisé leur fécondité, mais la réflexion d'un Sénèque sur la colère et les émotions continue à y apporter sa pierre et trouve un relais inattendu dans les prophètes du posthumanisme et du transhumanisme qui, moyennant l'usage de toutes les technologies disponibles plutôt que de la volonté personnelle, rêvent de remplacer le bon vieil être humain esclave de ses émotions par un être bien plus fiable, car purement rationnel.