Vous êtes politicien. Votre pensée est anémique. Vous manquez d'idées véritables, de projets sérieux. Que faire ? Agir par effets de surprise. Champion du procédé : Pascal Couchepin. Dans une interview publiée la semaine dernière par l'Hebdo,1 le conseiller fédéral lance sa énième merveilleuse nouvelle idée : créer des «pools de hauts risques». Destinés aux malades souffrant de maladies graves ou chroniques - cancer, VIH ou diabète, par exemple - ces pools, explique-t-il, seront gérés dans des «centres de compétences», «un à trois pour la Suisse par maladie grave». Leur but : diminuer les coûts (la vieille obsession) et améliorer la qualité (l'argument imparable). Et par quel moyen parviendront-ils à ces formidables buts ? En court-circuitant les médecins praticiens, maillons de la chaîne certes dévoués mais surtout passablement inadaptés.
Entrons dans les détails. Pour reprendre les termes de Pascal Couchepin, la gestion centralisée des malades graves ou chroniques permettrait d'éviter des «examens inutiles» demandés par des médecins qui, parce qu'ils pratiquent «seuls», ne sont «pas forcément au courant des dernières innovations». Eh oui. Dans leur immense majorité, les médecins suivent une formation continue poussée et travaillent en réseaux de confrères - souvent informels, mais en réseaux quand même. De cela, cependant, Pascal Couchepin n'a jamais entendu parler. Histoire de civiliser ce qu'il considère comme un monde de papous neuneus, il entend créer de toutes pièces des centres «d'échange» des expériences destinés à «fixer des limites à certaines prestations» et à en «encourager» d'autres. Notre conseiller fédéral n'a pas compris que toute la médecine fonctionne déjà comme un système d'échange d'expérience. Et que le pire serait que les «limites» et «encouragements» qu'il évoque soient délégués à une superstructure bureaucratique qui viendrait mettre une mentalité de petits chefs dans un monde qui vit de la complexité.
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Là se trouve pourtant le cœur de son idée. Lisons la suite de son interview : «Le pool serait administré par l'ensemble des caisses-maladie, par des scientifiques et par l'Etat. Peut-être pourrait-on aussi se passer de l'Etat, il faut voir». Vous avez bien lu : «scientifiques». Non pas : «médecins». Nuance importante. Voulue. Dans la pensée couchepinienne, les scientifiques sont avant tout les spécialistes de la gestion et les économistes de la santé (ceux-là même, d'ailleurs, qui sont stipendiés par les assureurs). Pour résumer en langage clair : l'administration des pools de malades reviendrait aux assureurs et à quelques copains à eux.
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Un à trois centres nationaux par maladie ! Voilà ce qui s'appelle avancer à reculons. L'enjeu du traitement des maladies chroniques ou graves, c'est la proximité et la confiance. Donc le facteur humain. Des réseaux de soins sont utiles, nécessaires même, mais gérés par les médecins eux-mêmes, selon des standards venus de la médecine. Pitié ! Que les assureurs n'en soient pas les uniques concepteurs ! Leur approche est toujours la même : décisions centralisées, pas d'intérêt pour l'individu ou l'expérimentation régionale, à la place d'une médecine fondée sur des preuves des économies basées sur leurs certitudes. Jamais les assureurs n'ont approché des malades chroniques ou graves. Ni compris ce que représentent, pour ces malades, la motivation, l'adhésion au traitement, la relation thérapeutique. Les assureurs ne suivent pas de formation continue validée et le seul réseau auquel ils participent - santésuisse - appartient au genre «je te tiens tu me tiens par la barbichette» dont la transposition au monde de la santé n'a vraiment rien de souhaitable.
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Qu'elle est loin, la promesse de Pascal Couchepin faite aux médecins - aux généralistes, tout au moins - juste après la manifestation du premier avril : ils allaient se voir mieux considérés. Dans cette interview, Couchepin abaisse le masque de bienveillance. Les réseaux gérés par les médecins, ce n'est pas son truc. Non seulement les réseaux, d'ailleurs, mais les médecins eux-mêmes. A part la peau de banane discrètement jetée dans leurs pattes - la remarque : le médecin n'est «pas forcément au courant des dernières innovations» - rien à leur propos. Les médecins ? Inexistants. Alors que les assureurs, eux, comme à chaque interview, ont droit à un satisfecit sans nuances : «ils ont fait un excellent travail ces dernières années». Merci, chers assureurs, d'avoir si bien soigné la population suisse.
Il faut dire qu'ils sont si gentils, ces assureurs. Et quelle peine ils se donnent pour montrer leur dévouement ! Un exemple ? Le somptueux cocktail qui a clôturé la première journée parlementaire dans les Grisons, c'est eux qui l'ont offert. Santésuisse a invité l'ensemble du monde politique au palace de Flims (c'est le journal 24 Heures qui rapporte l'anecdote). ça a dû coûter bonbon. Mais le penchant pour la générosité a été plus fort que l'envie d'économiser. On comprend que Pascal Couchepin ne tolère pas qu'on critique les assurances maladie. Se sont des organisations quasi caritatives.
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Soyons sérieux. Cette totale asymétrie dans la considération n'a rien d'accessoire. Il ne s'agit pas d'un point de détail. Non seulement les médecins ne sont pas reconnus. Non seulement les malades et leurs souhaits sont tenus à l'écart de la réflexion. Mais c'est un système de pilotage économique du système de santé hors de tout contrôle, y compris étatique, que Pascal Couchepin veut mettre en place.
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Remarquez, en bon politicien acratopège Pascal Couchepin ne fait que suivre la mode. Dans l'ensemble des activités de service ou de réflexion, les organisateurs - gestionnaires, administrateurs, producteurs de programmes de toutes sortes - ont pris le pouvoir. Partout, les praticiens ont perdu le privilège d'organiser leur milieu. Il y a deux ou trois décennies, les journalistes dirigeaient les médias, les enseignants les écoles, les professeurs les universités, les médecins les hôpitaux et le système de santé. Depuis, le pouvoir a changé de mains.
De tous les systèmes touchés, la médecine est le plus emblématique. Ce qui frappe, c'est que les gestionnaires qui ont hérité du pouvoir ne sont pas à la hauteur des enjeux. Dans toute la chaîne du nouveau pouvoir sévit un manque de connaissance crasse. Un complet désintérêt pour l'expérience de la base. Une incompétence fière d'elle-même. Et surtout, une pâleur de la vision globale. Le pouvoir est confisqué de façon de plus en plus efficace, mais les forces scientifiques, philosophiques et politiques mises en jeu restent ridicules par rapport aux faiblesses répertoriées. A la place d'une vision ambitieuse pour le système de santé s'affronte une mosaïque d'idées contradictoires servant à assurer une domination.
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«Pool de hauts risques» : juste pour dire, en passant, l'expression, tirée du vocabulaire des assureurs, ne convient pas. Les gens dont parle Couchepin sont déjà malades : il ne s'agit donc pas de risques. Ce qu'il veut dire, c'est «pool de malades chroniques».
S'il a dégoté cette notion-à-brandir-dans-les-médias au sein du vocabulaire des assureurs, cela ne tient en rien du hasard : c'est parce que ce sont les assureurs qui la lui ont refilée. C'est probablement aussi pour cette raison que son «pool» fait tellement penser à une swimming-pool conçue avant tout pour l'épanouissement des requins-marteaux de la prime et du rendement.