introduction : le bonheur sur prescriptionNick Bostrom est professeur au Département de philosophie de l'Université d'Oxford. C'est aussi un «prophète» du transhumanisme. De quoi s'agit-il ? D'un nouvel avatar du postmodernisme ? Peut-être, mais pas dans le sens courant du terme. Voici comment Bostrom le présente :«Au cours des dernières années, un nouveau paradigme de réflexion concernant l'avenir de l'humanité a commencé à prendre forme chez les chefs de file scientifiques tels que les concepteurs d'ordinateurs, les neuroscientifiques, les nanotechnologistes et les chercheurs à l'avant-garde du développement technologique. Le nouveau paradigme rejette une présomption cruciale implicite autant dans la futurologie traditionnelle que pratiquement dans toutes les pensées politiques. Cette assertion veut que la condition humaine soit une constante de base. Les processus d'aujourd'hui peuvent être raffinés, la richesse peut augmenter et être redistribuée, les outils peuvent se développer et s'améliorer, la culture peut changer et même de manière drastique mais la nature humaine en soi ne peut être remise en cause.»1En deux mots : alors que nous avons pensé depuis l'aube des temps que la condition ou la nature humaine était immuable, qu'elle marquait les limites de toute action humaine possible, Bostrom estime que c'était une erreur et que les sciences actuelles vont bientôt nous permettre d'agir sur les fondements mêmes de l'humain : «"Le transhumanisme" a acquis ses assises en établissant une façon de penser qui met au défi la prémisse suivante : la nature humaine est et devrait rester essentiellement inaltérable». Bien sûr, par le passé, certains déjà avaient pensé souhaitable et même nécessaire de changer l'homme, tel Rousseau affirmant «Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine»,2 mais leur souhait était resté un vu pie (et les quelques passages à l'acte en politique nous donnent encore froid dans le dos). Maintenant, cela devrait changer, grâce aux sciences que Bostrom a mentionnées : informatique, nanotechnologies et neurosciences. A quoi il faut encore ajouter le génie génétique.Restons-en aux neurosciences, d'autant qu'elles intéressent la médecine. Que nous promettent-elles selon les transhumanistes ? Ceci, notamment : «Un bien-être émotionnel tout au long de notre vie grâce a un ajustement des centres du plaisir» Comment cela ?«Même aujourd'hui, des variantes mineures d'une euphorie soutenue sont possibles pour une minorité de gens qui répondent bien aux modificateurs de l'humeur (les "antidépresseurs"). Les médicaments en cours de développement promettent de donner à un nombre croissant d'individus le choix de modifier radicalement l'incidence des émotions négatives dans leurs vies et les effets secondaires de ces nouveaux produits seront négligeables. De manière courante les drogues de rue ont toujours amené leur lot de misère sur la neurochimie du cerveau, produisant des états d'excitation (le high) suivis d'un état dépressif (le down). Les médicaments cliniques stimuleront avec une grande précision un neurotransmetteur donné ou un sous-type de récepteur, évitant par le fait même tout effet négatif sur les facultés cognitives du sujet qui ne se sentira pas drogué, et permettra une augmentation de l'humeur d'une manière indéfiniment constante et sans aucune dépendance. David Pearce prévoit une ère postdarwinienne au cours de laquelle toutes les expériences déplaisantes seront remplacées par différents niveaux de bien-être se situant bien au-delà des frontières de l'expérience humaine normale. (
) L'ingénierie d'un "paradis" de l'esprit deviendra une possibilité réalisable.»Deux choses frappent dans ce passage : les nouveaux médicaments du cerveau permettront de réaliser ce que «les drogues de rue» se proposaient avec leur lot d'effets indésirables ils ont donc la même vocation et cette vocation est de produire un bien-être constant, le «paradis de l'esprit». Mais n'est-ce pas là exactement ce que l'OMS propose dans la foulée de sa fameuse définition de la santé : «La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité ?»3 Chaque fois, il s'agit de bien-être ; de l'OMS au transhumanisme, y aurait-il continuité ? Le paradis de l'esprit est-il désirable au même titre et dans le même sens que la santé ? Les médecins vont-ils bientôt prescrire la pilule du bonheur ? Pourquoi non, si ce n'est là rien d'autre qu'une contribution d'importance à la santé humaine ?la condamnation de l'hédonismeLa définition que l'OMS a proposée a été contestée, et ceux qui pensent que ce n'est pas à la médecine de rendre l'humanité heureuse réagiront sans doute de la même manière face au transhumanisme. Pourtant, les recherches avancent sur les médicaments modifiant l'humeur et notre état affectif ; par ailleurs, dans ce domaine de la médecine plus encore que dans les autres, la limite entre le normal et le pathologique est poreuse. Si l'on ôte tout ce qu'il y a de grandiloquent dans les prédictions du transhumanisme, si l'on se garde de toute démesure et que, plus sobrement, on travaille à mettre au point des béquilles médicamenteuses pour améliorer notre bien-être mental, optimiser notre capacité à éprouver du plaisir et nous aider à tendre à cette égalité d'âme (l'équanimité) qui nous protège contre les sautes d'humeur excessives souvent dangereuses pour la qualité des relations humaines, ne serait-ce pas vraiment une bonne chose ? Que pourrait-on y objecter, et au nom de quoi ?Dans notre tradition, la recherche du bien-être sous la forme du plaisir a souvent été considérée comme moralement suspecte. Je ne veux pas parler ici de la valorisation de la souffrance que l'on rencontre dans certaines conceptions religieuses, mais des doutes que l'histoire de la philosophie manifeste depuis l'Antiquité sur la valeur de la vie humaine en tant qu'elle serait finalisée par le plaisir. Certes, Epicure pensait que le plaisir était constitutif du souverain bien :«Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d'une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c'est de lui que nous partons pour déterminer ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter ; d'autre part, c'est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu'il soit.»4Mais déjà il s'opposait à une tradition pour laquelle le plaisir était plus digne de la bête que de l'homme Héraclite affirmant : «Si le bonheur résidait dans les plaisirs du corps, nous proclamerions heureux les bufs quand ils trouvent des pois à manger»5 qu'Aristote exprimera fortement en ces termes : «La foule se montre véritablement d'une bassesse d'esclave en optant pour une vie bestiale, mais elle trouve son excuse dans le fait que beaucoup de ceux qui appartiennent à la classe dirigeante ont les mêmes goûts qu'un Sardanapale».6 Le plaisir est commun aux animaux et aux hommes ; il ne saurait donc constituer un but approprié pour les êtres que nous sommes. En conséquence, l'hédonisme n'est pas une conception adéquate de la vie humaine.Certes, il y a plaisir et plaisir, et tous les plaisirs ne sont pas dignes uniquement des bêtes ; mais même s'il s'agit de plaisirs non sensibles, il reste un problème. On le voit bien si l'on fait l'expérience de pensée suivante, proposée par Robert Nozick :«Supposez qu'il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire vivre n'importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous êtes en train d'écrire un grand roman, de vous lier d'amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce temps-là, vous seriez en train de flotter dans un réservoir, des électrodes fixées à votre crâne. (
) Bien sûr, une fois dans le réservoir vous ne saurez pas que vous y êtes ; vous penserez que tout arrive véritablement».7Vous vous posez alors cette question : serait-ce une bonne chose si j'entrais dans ce réservoir, où je n'éprouverais que des expériences agréables ? Atteindrais-je alors la vie heureuse que je me propose ? Il est probable que vous répondiez par la négative. Pourquoi ? Parmi les raisons que mentionne Nozick, il y a la suivante : «Qu'est-ce qui nous intéresse en plus de nos expériences personnelles ? Tout d'abord, nous voulons faire certaines choses, et non nous contenter d'avoir l'expérience de les faire». Le bien-être comme ensemble d'états subjectifs agréables ne saurait nous satisfaire ; nous voulons faire quelque chose et que le plaisir éprouvé soit l'effet de ce que nous avons fait.8 Etre l'effet de ce que nous avons fait exclut que le plaisir soit voulu pour lui-même, vécu dans la passivité ; mais cela exclut aussi l'inapproprié. Qu'est-ce que cela signifie ? Je viens de perdre mon emploi et ma femme m'annonce qu'elle me quitte définitivement. Choqué et abattu, j'ouvre ma pharmacie de ménage et avale trois neurocomprimés qui me font rapidement voir la vie en rose. Mais ressentir des émotions agréables à l'occasion d'événements graves est tout simplement inapproprié, ce n'est pas là la réaction qu'on doit avoir, un tel état subjectif est sans fondement dans la réalité. Par ailleurs, dans la mesure où nos émotions ont un rapport avec la morale, c'est-à-dire avec la capacité d'agir bien, ainsi que Damasio nous l'a récemment rappelé,9 en réactivant une position soutenue au XVIIe siècle par Spinoza et avant lui par Aristote, alors les modificateurs de l'humeur pourraient bien avoir un effet moral délétère en faussant un guide important de toute action.Ces deux dernières remarques peuvent être résumées dans la condamnation des paradis artificiels : ils sont artificiels en ce qu'ils sont produits en nous par quelque chose d'extérieur que l'on subit et ils le sont encore en ce qu'ils sont inappropriés.Remarquons toutefois que la méfiance vis-à-vis du plaisir que nous observons dans notre tradition est conditionnelle : ce qui est condamnable, c'est la recherche du plaisir en tant que sentiment subjectif de bien-être érigé en but de la vie humaine, car le plaisir lui-même est un bien. Mais c'est un bien second, c'est-à-dire un bien qui en accompagne un autre, plus fondamental ; c'est pourquoi il doit être le fruit d'une activité de notre part et être approprié à la situation Aristote disait joliment : «Le plaisir perfectionne l'acte (
) telle une sorte de perfection survenue par surcroît, comme à la fleur de l'âge s'ajoute la beauté».10 Or, une telle «perfection» est justement ce que la pilule du bonheur ne peut nous garantir.l'importance du mériteLe bien-être peut être conçu comme un état subjectif passif, mais sans doute est-il mieux, une fois le plaisir remis à sa place, de le concevoir comme lié à un faire, à une activité. «Nous voulons faire certaines choses, et non nous contenter d'avoir l'expérience de les faire», disait Nozick. Et effectivement, nous nous réalisons et nous épanouissons par et dans ce que nous faisons ; or être épanoui, c'est là une forme de bien-être plutôt fondamentale. Toutefois notre faire aussi rencontre des obstacles. Des obstacles techniques d'abord nous pouvons être handicapés physiquement ou mentalement, avoir une mauvaise mémoire, une intelligence lente,
mais aussi des obstacles psychologiques et moraux. La faiblesse de notre volonté est un fait attesté depuis la nuit des temps : je sais ce qu'il est bien de faire et je choisis le pire, disait déjà Saint Paul «Video meliora proboque, deteriora sequor» proclamait Médée dans les Métamorphoses d'Ovide (livre VII, 20) et les Grecs avaient inventé un terme pour décrire cette forme d'intempérance ou d'incontinence : l'akrasia. Il nous arrive aussi d'éprouver des émotions moralement indésirables ou de ne pas éprouver celles qui seraient adéquates, et d'en souffrir : parfois, nous aimerions être plus compatissants ou moins colériques. Les transhumanistes parlaient de médicaments de l'humeur et il en existe déjà nous avions craint qu'ils soient un obstacle à notre vie morale en suscitant des émotions inappropriées, mais ils pourraient tout autant corriger celles que la nature nous donne et qui sont, on l'a dit, parfois indésirables car inappropriées. Ne serait-il pas judicieux alors d'avaler la pilule du bonheur non pas pour flotter dans un océan de plaisir, mais pour devenir, au sens large, plus moral ?Il y a longtemps que certains auteurs l'appellent de leurs vux, en ayant tablé jusqu'ici plutôt sur le génie génétique. Par exemple, Jonathan Glover considère que le génie génétique pourrait nous aider à vaincre nos capacités limitées pour la sympathie et pour l'altruisme : actuellement et malheureusement dit-il :«Nous avons une psychologie tribale bien adaptée pour survivre à l'Age de la pierre. Nous désirons nous identifier à un groupe, nous avons tendance à la haine des autres groupes, à l'obéissance, à la conformité et à l'agression nous réagissons comme membres d'une foule, à la musique émotionnelle, aux uniformes, drapeaux et autres symboles à l'amour de l'aventure et au risque ; nous avons besoin d'un cadre conceptuel simple pour comprendre le monde et désirons croire plutôt que douter.»11Quant au bioéthicien Tristram Engelhardt, il adopte des accents réellement transhumanistes et quasi bibliques :«Dans le futur, notre capacité à manipuler la nature humaine afin qu'elle se conforme aux buts choisis par les personnes va augmenter. Au fur et à mesure que nous développerons nos capacités dans le génie génétique, non seulement au niveau des cellules somatiques, mais aussi à celui des cellules germinales, nous deviendrons capables de former et de façonner notre nature humaine à l'image et à la ressemblance des buts choisis par les personnes. A la fin, cela peut signifier un changement si radical que nos descendants pourraient être considérés par les taxonomistes du futur comme les membres d'une nouvelle espèce. Il n'y a rien de sacré concernant la nature humaine (
) Ce sont les personnes qui sont la mesure de toutes choses, car il n'y a que les personnes qui peuvent mesurer».12Les promesses des neurosciences sont actuellement plus crédibles que celles du génie génétique, même si elles sont moins grandioses. William Safire l'exprime élégamment ainsi : «Supposez que nous puissions développer un médicament qui nous rende moins timide, plus honnête ou intellectuellement plus séduisant, avec un bon sens de l'humour. Qu'est-ce qui nous empêcherait d'utiliser un tel Botox pour le cerveau ?»13 C'est que, lorsqu'on est moins timide, plus honnête, intellectuellement plus séduisant, le tout avec un bon sens de l'humour, on est plus heureux : notre bien-être (et celui de notre entourage) s'en ressent de manière significative.Cependant, un tel paradis n'est-il pas tout aussi artificiel que le précédent ? Ne pas avoir pour but le plaisir mais un bon caractère et des capacités optimisées moyennant une pilule ne nous rend pas moins passifs quand nous l'avalons. Certes, le caractère inapproprié s'estompe puisque, au contraire, nous serions mieux adaptés à notre environnement social, voire suradaptés, mais encore une fois, il s'agirait d'une adaptation passive. Descartes disait, en commentant les règles morales qu'il avait adoptées : «Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde»,14 mais par là il entendait se soumettre à la maxime stoïcienne de ne se préoccuper que des choses qui dépendent de nous or l'état du monde et la fortune n'en dépendent pas, contrairement à nos désirs, pensait-il ce qui exige, on en conviendra facilement, des efforts importants de la volonté (ce n'est pas pour rien que de «stoïcien» est dérivé l'adjectif «stoïque»). A l'avenir, se vaincre et changer ses désirs pourraient se faire tout seuls, sans effort, et avec le même bénéfice moral. Y aurait-il alors vraiment un problème ? Daniel Dennett se demande : «L'amélioration de soi est l'un de nos idéaux les plus élevés. Pourquoi serait-il important qu'on le réalise uniquement par la vieille manière démodée ?»15 Si le but est bon et que les moyens sont adaptés, ne causant de tort à personne, où est le problème ? Est-ce que vraiment le fait que le but soit atteint passivement plutôt qu'activement change quelque chose ?Mais notre autonomie n'est-elle pas menacée ? Elle peut l'être, certes, puisque c'est à l'aune d'un modèle de normalité ou d'excellence que nous n'avons pas forcément choisi que nous nous mesurons et nous trouvons déficients. Néanmoins, elle ne l'est pas dans le sens plus précis que nous donnerons sans doute volontiers notre consentement libre et éclairé à la personne qui nous proposera la pilule du bonheur. Par ailleurs, il ne faut pas s'exagérer le caractère subit de la pression sociale : celle-ci s'exerce dans tous les domaines de la vie et si la pilule du bonheur combat la faiblesse de la volonté, elle nous rendra plus capables d'y résister et donc plus autonomes et plus moraux.Ce dernier argument est toutefois peu convainquant, en ce que ce qui est actuellement mis au point, ce n'est pas la pilule du bonheur, mais de nombreuses pilules agissant chacune de manière sectorielle, par rapport à une seule capacité. Et ici, la pression peut être plutôt forte ; pensons à la Ritalin® et à sa large prescription aux Etats-Unis, sous la pression des parents et des instituteurs. Il ne faut cependant pas confondre la nature des problèmes : avoir une meilleure attention reste un objectif désirable, de même être moins timide, plus honnête ou intellectuellement plus séduisant ; alléguer la pression sociale, c'est alors se tromper d'ennemi. L'ennemi, ici, c'est plutôt la dissociation du gain et du mérite.En effet, ce qui gêne dans la pilule du bonheur moral, c'est que celui qui l'avale ne fait (presque) rien pour mériter le résultat. Tout comme le cordonnier de cette petite fable, imaginée par Mark Michael :«Un jour, Dieu décida de fabriquer une petite pilule rouge qui avait la propriété d'améliorer significativement les capacités de celui qui l'avalerait. Dans un bourg vivait un médiocre cordonnier qui produisait de médiocres souliers et qui, en conséquence, ne pouvait exiger qu'un modeste salaire. Lors d'une promenade, il trouva par hasard la pilule et, croyant à une baie, l'avala. Les effets ne se firent pas attendre : le lendemain à son travail, les clous qu'il plantait ne se tordaient plus comme il avait été de règle, il coupait et taillait le cuir avec dextérité et les souliers qu'il fabriquait ne lui attiraient plus que des éloges. Son salaire se modifia bien sûr en conséquence, si bien qu'il put rapidement ouvrir sa propre échoppe dans laquelle il prospéra.»16Mais le cordonnier mérite-t-il les fruits de son travail désormais excellent ? Oui, dira-t-on, puisqu'il a travaillé à cet effet tout comme auparavant. Mérite-t-il cependant les nouvelles capacités qui lui ont permis d'uvrer ainsi ? Cette fois non, puisqu'il n'a rien fait pour. Or il doit en aller exactement de même pour les fruits moraux de capacités morales optimisées. Comme le souligne le Conseil du Président étasunien pour la bioéthique : «Un médicament qui induit une absence de peur ne produit pas le courage», et plus généralement : «Des personnes en bonne santé dont le comportement perturbé est "remédié" par des calmants plutôt que par leurs propres efforts ne sont pas en train d'apprendre le contrôle de soi».17 Et ce bien qu'on fasse face au danger sans peur, qu'on contrôle effectivement ses émotions et son comportement !Cette condamnation de l'optimisation de soi je parle d'optimisation et non d'amélioration, car ce que l'on cherche d'abord à atteindre ici, ce n'est pas d'être meilleur que les autres, mais d'atteindre le même niveau que ce qui est considéré comme normalement souhaitable, à savoir posséder des vertus classiques comme le courage, la maîtrise de soi ou tempérance, la bienveillance,
est fréquente et se retrouve encore dans celle de l'amélioration proprement dite, comme c'est clairement visible lors des débats autour du dopage. Ici, il y a de plus le fait que les sportifs mettent leur santé en danger pour un bien (la victoire) que l'on juge d'importance moindre et qu'ils se procurent, en se dopant, un avantage compétitif indu ; mais demeure la réprobation due à l'absence de mérite causé par l'absence d'effort et même de faire (le cycliste pédale tout de même et sa sueur n'est pas factice ; mais pour son surplus de puissance, il n'a rien fait). Il faut d'ailleurs noter que cette réprobation est à géométrie variable : certains types d'amélioration sans effort chez les sportifs, comme l'utilisation de tentes hyperbares pour multiplier le nombre de globules rouges, sont admises ; mais la vie sociale n'est pas toujours soumise à un impératif de cohérence.18la création de soi, un fétichisme ?On comprend maintenant le sens profond de l'objection de la passivité : être passif, c'est ne faire aucun effort et à la limite ne rien faire ; c'est donc se priver de tout mérite. L'exigence du mérite comme source de valeur est si importante dans notre façon de penser que certaines personnes condamnent moralement les jeux de hasard, surtout lorsqu'ils permettent de gagner gros : acheter un billet à l'Euromillions est un effort qui ne justifie en aucun cas le gain du gros lot.Mais si le mérite est tellement important pour notre sens moral, doit-on toutefois faire fi du résultat ? Somme toute et encore une fois, être moins timide, plus honnête ou intellectuellement plus séduisant, avec un bon sens de l'humour est une bonne chose ; si tous les êtres humains possédaient ces qualités, la société irait mieux (en passant et chemin faisant, on pourrait aussi tenter de diminuer l'agressivité, le sens exacerbé de l'honneur, le fanatisme dans la religion et dans le sport, ainsi que bien d'autres choses encore que des siècles d'efforts et de sueur morale n'ont pas réussi à vaincre). Vaut-il mieux avoir une société avec un taux de malheur, de criminalité et d'immoralité élevé où chacun est pleinement auteur et responsable de ce qu'il est, ou une société médicalement pacifiée avec un taux de malheur, de criminalité et d'immoralité bas ? Notre tradition éthique accorde, avec le mérite, une place centrale à l'intention et à la responsabilité ; Kant allait jusqu'à dire qu'une volonté bonne est seule porteuse de valeur morale et que le résultat n'importe pas : fiat justitia et pereat mundus. Les utilitaristes ont tenté de nous rendre plus sensibles aux résultats et aux conséquences de nos actes, mais sans grand succès. Ce n'est pas par hasard qu'ils se voulaient des réformateurs sociaux, car pour celui qui se place du point de vue du bien commun plutôt que de la responsabilité individuelle, le fait de pouvoir établir une société pacifiée ne compte pas pour beurre ! D'ailleurs, si seule la bonne volonté importe, pourquoi la police et les prisons sont-elles nécessaires ? Pour poursuivre et punir ceux qui le méritent, dira un kantien ; mais pourquoi pas aussi pour dissuader et, par la menace de la sanction, garder les volontés faibles dans le droit chemin ? Déjà on propose à certains criminels un traitement à la place de la prison.Cela me paraît révéler une certaine incohérence dans l'idéal de la personne morale qu'entretient notre tradition. Nous méritons ce à quoi nous avons contribué, ce dont nous sommes les auteurs. Quant à nos capacités naturelles, nous les méritons ainsi que leurs fruits dans la mesure où nous en faisons quelque chose par notre effort. Par là, nous devenons les auteurs de nous-mêmes. La création de soi est ainsi notre idéal le plus cher et c'est notamment pour cela que nous accordons tant de poids à l'autonomie en éthique biomédicale. Or, dès que nous examinons nos pratiques, nous nous rendons vite compte qu'il y a là bien des effets de rhétorique, signes d'une hypertrophie de cet idéal, lui-même atteint de démesure ou d'hybris. Pensons à l'éducation : nous demandons aux parents et à la société de former les enfants afin qu'ils se conforment à certains modèles plutôt qu'à d'autres et nous pensons que cela requiert nécessairement un effort de leur part (il faut «redresser le bois tordu»19 disait déjà Aristote) ; mais lorsqu'ils n'y parviennent pas, nous n'hésitons pas à employer des moyens coercitifs de nature diverse, selon que nous estimons que leur comportement relève du vice, de la maladie ou du péché. Et nous en usons de même dans toutes les relations sociales.Et puis, tout le monde n'est pas égal dans ses dotations naturelles : bien des traits de caractère sont simplement le fruit de la neurochimie que nous avons apportée avec nous en naissant ; dès lors, pourquoi seuls ceux qui sont mal dotés devraient-ils souffrir pour s'améliorer et leur serait-il interdit de se mettre à niveau des mieux lotis par des moyens plus aisés et plus fiables que l'effort personnel ? Le cordonnier ne mérite pas ses nouveaux talents ; mais celui qui les amène avec lui en naissant non plus ! Nous nous créons nous-mêmes, vraiment ? Disons plutôt que nous aménageons le nous-même que la nature a créé en tout arbitraire et sans nous consulter. Malgré tout cela, nous proclamons haut et fort que nous voulons être, que dis-je, que nous sommes les auteurs de nous-mêmes !Il n'est d'ailleurs pas facile de savoir qui est ce nous-mêmes. Les personnes agressives traitées par le lithium réagissent différemment selon qu'elles considèrent que l'agressivité est un trait de leur personnalité ou non : «Les personnes qui apprécient d'être sous lithium sont celles qui ressentaient leur comportement agressif comme un trait non désiré de leur personnalité. (
) D'autres personnes, qui avaient incorporé le comportement agressif dans leur personnalité détestaient prendre du lithium»20 et on connaît le cas de cette femme, Sally, à qui le Prozac® a (re)donné courage et assurance de soi et qui refuse d'abandonner le médicament qui, somme toute, l'a rendue à elle-même et lui permet, maintenant et enfin, de devenir l'auteur de sa vie, c'est-à-dire d'une vie vraiment signifiante pour elle et qui ne se résume pas à une lutte vaine et sans fin contre ce qui constituait cette partie de son caractère qu'on appelle l'humeur.21 Ce qui, pour certains, serait un projet de devenir mieux que soi-même n'est pour elle que celui de (re)devenir soi-même, et pas même de devenir un meilleur soi-même.On ne peut vaincre la fortune pensait Descartes à la suite des Anciens. Avec les Modernes (à partir de Kant), on a cru que, par la morale et l'effort personnel on pouvait, sinon la dompter, du moins la mettre entre parenthèses et se situer au-dessus d'elle. C'était probablement une erreur. Il me paraît alors judicieux de reconnaître notre dépendance et les limites que cela implique tant sur le plan de la création de soi que sur celles du mérite : nous ne sommes pas des self-made (wo)men tout court. Par contre lorsque la fortune nature ou circonstances est une marâtre, nous allons peut-être pouvoir la remettre au pas grâce aux neurosciences. Si la pilule du bonheur n'a en définitive rien de désirable, la pilule qui nous (re)donnera la capacité d'être heureux et de mener une vie optimale, au cas où nous en serions privés, bref, de nous (re)mettre «à niveau», me paraît elle tout à fait désirable. Reste à déterminer quel niveau sur quelle échelle ; c'est là une autre et vaste question qu'il me faut renoncer à examiner, car je me suis déjà suffisamment étendu.221 www.transhumanism.org1472 Du contrat social. In uvres complètes, t. IV. Paris : La Pléiade, 1964;381.3 Préambule à la Constitution de l'Organisation mondiale de la santé, adopté en 1946 et entré en vigueur en 1948.4 Lettre à Ménécée. In Lettres, maximes, sentences. Paris : Livre de poche, 1994;194-5.5 In Les penseurs grecs avant Socrate. Paris : Garnier, 1964;74.6 Ethique à Nicomaque. Paris : Vrin, 1987;43.7 Anarchie, Etat et utopie. Paris : PUF, 1988;64.8 Une autre raison est que nous serions trompés et vivrions dans l'illusion, mais je laisserai ce point de côté, car il ne concerne pas le cas de la pilule.9 Cf. L'erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob, 2001 et mon article «Qui se ressemble s'assemble. Neurosciences et neuroéthique». Rev Med Suisse 2005;1:2225-9.10 Ethique à Nicomaque, p. 496.11 What Sort of People Should There Be ? Harmondsworth : Penguin Books, 1984;183-4.12 The Foundations of Bioethics. Oxford : OUP, 1986;377.13 In Neuroethics. Mapping the Field. New York : Dana Foundation, 2002;8.14 Discours de la méthode. In uvres philosophiques, t. I. Paris : Garnier, 1963;595.15 Freedom Evolves. Londres : Allen Lane, 2003;276.16 Cf. Redistributive Taxation, Self-Ownership and the Fruit of Labour. Journal of Applied Ethics 1997;2:138-9.17 Beyond Therapy, 2003;291.18 Concernant la question du dopage, cf. Kaiser B, Mauron A, Miah A. Legalisation of performance-enhancing drugs. Lancet 2005;366:521.19 Ethique à Nicomaque, p. 116.20 Emil Coccaro, President's Council on Bioethics, 9 septembre 2004, www.bioethics.govneuro_index.html.21 Cf. Beyond Therapy, p. 247.22 Je remercie Alex Mauron pour ses remarques sur une version précédente de ce texte.