C'est quoi, la médecine ? Un système de pouvoir ? Le changeant résultat des incessantes luttes de ceux - institutions, groupes, personnes - qui gravitent dans son champ ? Mais oui. Comme ailleurs. Lutte pour l'argent. Lutte pour se tailler des territoires de soins. Lutte des professions les unes contre les autres. Mais aussi lutte pour produire le savoir et définir la vérité. Heureusement, remarquez, la médecine c'est aussi d'autres choses. Des choses peu claires, plus softs, mais hyperimportantes. Par exemple : une éthique, une vision de l'homme, un rêve d'humanité.
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Laissons pour une fois de côté ces «autres choses» en vertu desquelles existe la médecine. Evoquons les luttes. En particulier la mère de toutes : celle menée pour définir le «savoir vrai» de la science médicale. Ce qui occupe le terrain de cette activité de définition, ces temps, c'est evidence-based medicine (EBM). Une puissance dominante, voilà ce qu'est EBM. Aucune autre force ne parvient à contester réellement son pouvoir. ça fait des jaloux, évidemment, cette hégémonie. ça irrite, d'autant plus qu'EBM repose sur une méthode assez scolaire, développée par un fondateur charismatique et contrôlée par une association aux membres cooptés. ça agace au point que certains opposants perdent les pédales. Pour voir jusqu'où la revanche du faible peut mener (verbalement au moins), il faut lire l'article que Dave Holmes, de Toronto, a publié cet été dans une revue de référence 1 (article qui fait passablement parler de lui, en particulier sur le net). EBM, affirme Holmes, n'est rien d'autre qu'une «activité dangereusement normative», un discours «ossifié» qui essaie de «supplanter toutes les manières de penser hétérogènes avec une unique idéologie totalitaire». Sans pitié pour ce qui ne relève pas de sa méthode, intolérante à «l'expression d'idées différentes», EBM, selon Holmes, est une machine à produire de «la normalisation et de la standardisation». Ces accusations, remarquez, ne sont pas fausses. Mais elles sont exagérées. Surtout, Holmes va plus loin. Ne reculant devant aucun sacrifice (dans la prudence des mots), il s'emporte et emploie plus de vingt fois le mot «fascisme». EBM serait - expression parmi d'autres - une «idéologie agissant comme une structure fasciste» ou encore, plus joliment dit, un «microfascisme à l'œuvre dans l'arène scientifique». Fichtre !
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Que répondre à cet extrémisme de l'accusation ? Que Holmes se prend les pieds dans un tapis théorique. Car la mentalité d'EBM n'a rien de très original. Certes, pour citer Foucault (comme le fait Holmes), EBM est un pouvoir «qui suscite, renforce, contrôle, optimise et organise les forces autour de lui». Mais regardons bien : on retrouve cela dans chaque discipline scientifique. Comme les autres sciences, la médecine se construit à la manière d'un paradigme. La liberté n'y est jamais à l'œuvre directement. Le savoir (et la structure qui en découle) y est produit par des associations d'humains qui se posent les mêmes questions, utilisent les mêmes instruments, se retrouvent dans les mêmes services universitaires et sociétés médicales, se rencontrent dans les mêmes colloques, écrivent dans les mêmes revues et excluent tout ce qui n'est pas eux. C'est cette organisation en réseau qui constitue le système de pouvoir.
En réalité, le problème est plutôt que l'article de Holmes ne porte pas sa critique assez loin. Car c'est non seulement EBM qui doit être contestée (sans répit : c'est le propre de la science), mais toute la production et l'interprétation du savoir médical. La façon standardisée de construire des études. Les sujets à la mode, choisis par les chercheurs et non par les praticiens. Les disciplines médicales aux contours inadaptés. Les biais introduits par les industries, le conservatisme des structures universitaires et hospitalières...
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En permettant de mettre la main sur la médecine grâce à quelques principes simples, EBM, affirme encore Holmes, «est une entreprise de pouvoir utile aux gouvernements». Bien sûr ! Le voilà, justement, le véritable enjeu de pouvoir. C'est sur cet effet secondaire d'EBM que Holmes aurait dû construire tout son article. Non le pouvoir que s'arroge la démarche, et qui se trouve sans cesse relativisé par quantité de contre-pouvoirs. Mais sa récupération par le système administratif et politique dans sa volonté désespérée de contrôler la médecine. Cette EBM-là ne relève plus de la science médicale. Elle ne peut qu'évoluer vers l'idéologie, devenir un instrument de manipulation.
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A propos d'EBM toujours, un autre papier, publié dans le BMJ cette fois,2 se lance dans un intéressant parallèle. Il compare notre façon d'approcher les preuves de la littérature médicale avec les systèmes de croyances religieuses. EBM peut être considérée comme une religion, écrit Matthew Links, l'auteur de l'article : c'est «une méthode d'interprétation de textes sacrés (la littérature médicale)». Voilà pourquoi EBM fait l'objet de lectures aussi variées que les textes religieux et répartit ses adeptes selon les mêmes catégories : «fondamentalistes, conservateurs et libéraux». Les premiers, explique Links, considèrent EBM comme une vérité absolue et sous-évaluent tout ce qui ne vient pas d'études randomisées. Les seconds s'attachent à des preuves stables capables de leur servir de guide. Les troisièmes estiment que toutes les données, y compris non randomisées, sont à prendre en compte. Faut-il s'inquiéter de pareilles différences d'interprétation ? Non, répond Links. Du moment que la médecine progresse «dans une atmosphère de tolérance». Le problème, ici comme ailleurs, est que seuls les libéraux acceptent la tolérance. Pourquoi en médecine se comporterait-on autrement qu'en religion ?
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En résumé, voici deux articles sur EBM : le premier suit une approche politique, le second une approche religieuse. Ici le laïque, là le sacré. D'un côté comme de l'autre, un rapport à des tendances sociologiques lourdes. Mais aucun des deux ne saisit à quel point c'est toute la scène de la médecine qui se transforme. Fasciste ou religieuse, EBM n'a l'air dans ces deux articles de n'être qu'une histoire de scientifiques ou de professionnels de santé. Or de nouveaux protagonistes arrivent : les patients et la société. Ils commencent à se mêler de ce qui ne les regardent pas. Ils posent des questions pertinentes. Ils ne contestent pas la source du savoir scientifique, mais ses prétentions, la rhétorique du mieux, les manœuvres industrielles cherchant à l'orienter, les pistes empruntées pour satisfaire les intérêts et l'autoconservation des systèmes en place.
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EBM est la meilleure information disponible pour le moment. Mais quelle insatisfaction encore ! S'il faut se révolter, ce n'est pas tant contre son pouvoir que contre la médiocrité, ailleurs dans la médecine, des idées pour affronter les difficultés.
Quelles difficultés ? La singularité de chaque organisme, résultant d'une génétique particulière et d'un passé unique. Les rapports énigmatiques de cet organisme avec son environnement physique et social, et surtout avec le psychisme qu'il héberge. Tout cela ennuie l'économie et les gestionnaires. Et pourtant, il faudra bien y venir. La médecine moderne, c'est la rencontre de l'extrême puissance de la technologie et de l'extrême complexité des individus. Il faudra choisir. Soit on l'abordera façon presse people et magazines gratuits, soit on s'engagera dans le difficile. Soit on continuera sur la voie de l'enfermement administratif, soit on créera une nouvelle finesse d'action.