Résumé
Tout change, ces temps, des stratégies médiatiques. Des comportements nouveaux apparaissent dont il faut bien reconnaître l'efficacité. Leur originalité ? Une volonté délibérée d'aller trop loin. Une transgression continue de la culture du dialogue démocratique et du respect mutuel. Ces stratégies sont dangereuses, destructrices ? Oui, mais elles prennent le pouvoir. Et laissent les acteurs traditionnels sur le carreau, sans tactique de réaction.En Suisse, on pense bien sûr d'abord à l'UDC. Mais les caisses-maladie se comportent de façon similaire. Comme l'UDC, elles misent la plus grande partie de leurs forces dans un combat pour conquérir l'opinion publique. La com ne leur sert pas à envelopper leur action (faire savoir ce qu'elle font) ou à promouvoir leur vision. Elle est l'essence même de leur pratique. Leur habileté à tirer les ficelles de la politique hallucinatoire n'a qu'un but : asseoir leur pouvoir.
A l'identique de l'UDC, les assureurs maladie ont décidé d'approcher le système médiatique par envahissement : en investissant sans cesse toutes ses couches. Stratégie : jamais de silence. Créer une ambiance de fond, entretenir un bruit médiatique continu. Par la pub : tous les jours ou presque, des spots TV (une grande spécialité des caisses) ou des annonces dans les journaux populistes (pour l'UDC et les caisses). Par quantité de moyens propres : revues, colloques, bientôt émission télévisée (pour Blocher). Par un harcèlement des journalistes, via des communiqués de presse, des invitations à des séminaires médias ou à des colloques. Par des coups médiatiques, enfin. Des pseudo-scandales. Des systèmes d'hypnose collective, permettant de garder le contrôle des thèmes discutés au café du coin et donc de maîtriser l'oubli général des sujets qui dérangent.
Tout cela suppose de disposer d'énormes moyens. Et c'est le second point commun entre l'UDC et les caisses. Avec une différence de taille. Pour le parti d'extrême droite, l'argent coule mais sa provenance est occulte. L'UDC parle de généreux donateurs souhaitant rester anonymes (tout le monde pense à Christophe Blocher, évidemment). Quant aux généreux donateurs soutenant l'obsession média des caisses, ils ont le mérite d'être faciles à identifier. C'est nous, les assurés.
Autre pratique commune à l'UDC et aux caisses-maladie : distinguer les bons humains des mauvais. Moutons noirs et moutons blancs. Médecins de la liste noire et médecins de la liste blanche. Patients modèles et patients qui exagèrent. Même fond de commerce de détestation de la réalité complexe, métissée, insaisissable. Identique management du ressentiment à fins manipulatrices.
Autre ambition partagée : prendre la démocratie en tenaille. L'UDC mélange à chaque instant action politique et coups médiatiques. A l'inverse mais cela revient au même les caisses potentialisent leurs plans médias par une action politique directe. C'est leur lobby, le plus puissant et le moins complexé qui soit, qui pilote la politique parlementaire de la santé. Une preuve ? Le tour de force qu'il vient de réussir : contre toute évidence scientifique, contre l'avis de la commission compétente et contre celui de Couchepin (c'est dire), faire accepter par le National le contre-projet à l'initiative de l'UDC. Que prévoit ce contre-projet ? A la virgule près le programme que les caisses diffusent en boucle dans les médias : augmentation de la concurrence, fin de l'obligation de contracter et monisme du financement hospitalier.
Souvent, pour manipuler l'opinion, les membres de l'UDC utilisent des manuvres perverses. Tirer les premiers, en accusant les autres de leurs propres défauts ou fautes. Exemple récent : Christoph Blocher reprochant aux autres partis de «comploter» contre lui alors que, à l'évidence, il essaie ainsi de masquer ses propres complots, dont celui lié à l'affaire du procureur de la Confédération. La même tactique s'observe chez les assureurs. Prenez ce colloque organisé le 30 août dernier par santésuisse. Son thème : «les médecins sont-ils trop chers ?» Poser ainsi la question, bien sûr, c'est y répondre. Mais, plus encore que d'accuser les médecins ce qui est toujours appréciable il s'agit pour elle d'attaquer sur ce thème pour se protéger de l'interrogation contraire : «les assureurs sont-ils trop chers ?» Du coup, la question n'est pas posée. Même par les médecins. Or, évidemment que les assureurs coûtent trop cher. Que les 6% au moins qu'ils gardent de l'ensemble de l'argent collecté, c'est beaucoup trop pour le travail accompli, et bien plus que tout ce qu'il peut y avoir d'exagération chez une minorité de médecins.
Parfois la perversion se décline en petites mesquineries. Leur mécanique sert à casser les résistances. Scénario classique : accuser (même sans raison), laisser traîner les affaires, ne pas hésiter à employer une mauvaise foi crasse, utiliser un vocabulaire provocateur ou vexatoire. Un exemple parmi cent. En juin dernier, santésuisse dénonce la convention ambulatoire vaudoise pour la fin de l'année. Dans son bulletin du mois d'août, la Société vaudoise de médecine (SVM) dévoile les coulisses de cette dénonciation. Comme préalable au renouvellement de la convention, elle demande la réalisation des anciennes promesses concernant la neutralité des coûts. Refus de santésuisse. La SVM essaie alors de régler le problème paritairement. Mais santésuisse utilise quantité de prétextes pour faire capoter toute tentative d'accord : changement de sa délégation, manuvres dilatoires, récusation de l'arbitre et, pour couronner le tout, refus d'entrer en matière au motif qu'il s'agit de «mettre les médecins vaudois au pas». Finalement, sans prévenir la SVM (la négociation est toujours en cours), santésuisse dénonce officiellement la convention. Hallucinant ? Oui. Exceptionnel ? Non, bien au contraire : pas un praticien qui n'ait vécu une anecdote proche.
En s'imaginant encore se trouver entre gens biens, les médecins font la même erreur que les partis classiques vis-à-vis de l'UDC. Ils cherchent l'entente sur de vieux codes moraux, mais ces codes sont piétinés par leurs interlocuteurs.Que faire cependant ? Agir de la même façon ? Autrement dit : viser sans cesse la petitesse, utiliser les moindres arguties juridiques, surenchérir dans le mépris ? Non, certes. Mais inventer une action d'un nouveau type. Et d'abord, reprendre à partir de zéro l'étude de la médiologie. Comment le pouvoir médiatique se fabrique-t-il (ou se prend-il) ? Par quels mécanismes l'intérêt public est-il aspiré par la fascination de l'arène ? Que faire pour contrer la prédication de l'exagération simpliste ? Quelle résistance opposer aux psychoses collectives organisées ? Quels grains de sable glisser dans les rouages des systèmes de stress synchrones, pour les empêcher d'imposer leurs thèmes, leurs idéologies et leurs agendas ?S'interroger sur la fabrique médiatico-politique de la société moderne, voilà donc le préalable nécessaire. Mais il faut aussi l'investir. Aucune solution ne viendra d'une gentille amélioration de nos procédés actuels. Nous n'avons d'autre choix que d'inventer une tactique de riposte totalement nouvelle, passionnée, culottée.