C’est un enchantement, une somme qui confère le vertige et qui devrait faire date pour tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont confrontés à l’assistance médicale à la procréation. C’est aussi la démonstration de la richesse qui peut naître de la rencontre entre spécialistes venus des horizons les plus divers mais réunis par une même problématique.
Nous parlons ici du récent ouvrage collectif qui vient d’être publié à Genève aux Presses universitaires de France, avec le concours de la Fondation Louis-Jeantet sur le double thème de la clinique de la procréation et du mystère de l’Incarnation.1
L’affaire réunit un psychanalyste (François Ansermet, chef du service de psychiatrie d’enfants et d’adolescents aux Hôpitaux universitaires de Genève), le médecin responsable du Centre de procréation médicalement assistée (PMA) de Lausanne (Marc Germont), deux historiennes de l’art (Véronique Moron, Ecole polytechnique de Lausanne; Marie André, Université de Lausanne) et Francesca Cascino, également historienne de l’art, spécialiste de la peinture toscane du Quattrocento (Université de Florence).
C’est Mme Cascino qui résume peutêtre le mieux le propos général de l’ouvrage. «Si les images de la PMA disent beaucoup de la formation d’un corps, elles ne disent pas tout de l’origine du vivant. Elles se situent entre le tout et le rien. Cet intervalle où se glissent les images de la PMA, cet espace en creux, nous le nommons l’irreprésentable de l’origine, écritelle. C’est pourquoi on peut rapporter, comme on l’a fait dans ce livre, l’événement de la fécondation dans le dispositif de la PMA au mystère chrétien de l’Incarnation. Cela, non pour ajouter de la sacralité ou de la croyance, mais pour mieux connaître ce que véritablement manifestent les images de la PMA, lorsqu’elles passent, toutes chargées de leur savoir biologique et médical, dans le champ de l’anthropologie et de l’histoire des images.»
Trente ans après la naissance de Louise Brown, premier enfant issu d’une fécondation in vitro, on aurait presque oublié que, comme le rappelle fort justement François Ansermet, les procréations médicalement assistées (ou pourrait d’ailleurs presque parler de procréations médicalement «annoncées») imposent à ceux qui s’y soumettent, à penser la procréation. Quand les autres couples demeurent sans image de la rencontre des gamètes au sein du corps de la femme, ceux qui prennent le chemin des centres spécialisés sauront que des biologistes, sous l’œil de leur microscope, assisteront aux premiers instants de ce qui sera peut-être leur enfant. Peut-être même les fera-t-on participer à ce spectacle. Peut-être même y aura-t-il ici des enregistrements ? Et il n’est pas impossible que les enfants devenus plus ou moins grands auront accès à ces images. Avec, au total, quelles conséquences ?
«Une recherche clinique sur ce que vivent les sujets soumis aux techniques de reproduction médicalement assistées aboutit à une préoccupation qui touche à l’histoire de l’art et à l’anthropologie visuelle, écrit François Ansermet. D’où la proposition d’une recherche spécifique sur ce thème, dont les premiers résultats sont livrés dans ce livre.» On découvre aussi au fil des pages que cette recherche clinique trouve pour partie son origine dans le fait qu’à la différence de ce qui se passe le plus souvent en France, les professionnels du Centre de procréation médicalement assistée de Lausanne ont choisi d’associer les couples de patients qu’ils prennent en charge à la vision de certaines des images qu’ils réalisent. Pourquoi ?
Est-ce au nom de la «transparence» ? Est-ce parce qu’un partage de l’intimité allège le poids de la thérapeutique ? Peutêtre simplement parce que les images joueraient ici le rôle d’une forme de transfert des patients sur les soignants. Marc Germont explique qu’à Lausanne cette décision a été prise au sein de l’équipe de manière «intuitive» mais aussi «étrange ment consensuelle». «Cette attitude nous était apparue naturelle dans un contexte où l’image est pour les cliniciens et les biologistes un vecteur d’information essentiel, explique-t-il. (…) L’idée d’étudier l’image issue de la PMA faisait sens. Quel est l’impact de l’image sur nos propres représentations, sur celles de nos patients, et comment utiliser pratiquement ces outils dans notre clinique ?»
Associer dans cette quête des historiennes de l’art c’était immanquablement établir le parallèle avec le sacré et l’«Annonciation fécondante» qui représente elle aussi une procréation dissociée de la relation sexuelle. De ce point de vue, il n’est pas inintéressant d’observer le rôle de démiurge parfois attribué aux professionnels de la PMA quand ce n’est pas les deux membres du couple biologiste-obstétricien qui sont représentés (ou qui se présentent) comme étant les «pères» des enfants conçus de leurs mains. On appréciera ici l’extrême importance des guillemets.
Entre autres enseignements, l’ouvrage fournit le regard porté par Véronique Mauron et Marie André sur les locaux et les pratiques du Centre de PMA.2 Elles découvrent ainsi l’incubateur : «un type d’armoire (ressemblant à un réfrigérateur) qui reproduit les conditions d’obscurité, d’oxygène, d’humidité et de chaleur propres à l’utérus.» «La PMA entre en résonance avec le récit fondateur de l’Annonciation – qui est aussi mis en image – par le fait que l’avènement de l’enfant n’exige pas la sexualité des parents, qu’elle est permise par un tiers, sorte de double terrestre de Dieu le père, et qu’elle utilise aussi des images pour approcher le moment de la fécondation» ajoutent-elles.
On sait que l’Annonciation manifeste un double moment : l’ange Gabriel révèle à Marie son destin à l’instant même où la fécondation se fait dans le ventre de cette femme. On sait à quel point cette scène a pu nourrir de représentations. Ce n’est pas le moindre des troubles suscités par cet ouvrage que de proposer une mise en parallèle iconographique exposant un zygote ou un embryon de huit cellules photographiés à Lausanne et l’Annonciation de Fran Angelico (1430-1432) aujourd’hui au Musée du Prado. Les auteurs ouvrent leur ouvrage avec une citation de Freud et une autre de Jean-Luc Nancy. Citons celle de Nancy (tirée de Visitation (de la pensée chrétienne) : «Disons qu’avec ce sujet, l’invisible doit nous sauter aux yeux.»