Nous avons, il y a peu, exposé dans ces colonnes (Revue médicale suisse du 6 février) les argumentaires développés par les responsables des chaînes de télévision exclusivement destinées aux enfants âgés de six mois à trois ans. Nous observions alors que chez les professionnels de la petite enfance la révolte grondait. A la réflexion c’était peu dire : la révolte tonne comme en témoigne l’écho rencontré par une pétition récemment lancée fin octobre 2007 pour condamner de telles entreprises et qui, fin janvier, avait déjà enregistré 26 120 signatures électroniques de professionnels.1
Selon les opposants, le lancement d’une chaîne de télévision destinée aux enfants de six mois à trois ans pose quatre problèmes graves. Ecoutons-les.
1. « Tout d’abord, nous savons aujourd’hui que le développement d’un jeune enfant passe par la motricité et la capacité d’interagir avec les différents objets qu’il rencontre. Alors que l’interactivité est intra-psychique chez l’adulte et l’enfant grand, elle a encore besoin de s’appuyer sur le corps et la sensori-motricité chez l’enfant jeune. L’intelligence, à cet âge, est en effet plus corporelle (sensori-motrice) que imagée ou conceptuelle. Il est à craindre que le temps passé par l’enfant devant les émissions d’une chaîne de télévision – qui rassurera les parents parce qu’elle est présentée comme fabriquée pour les tout-petits – ne l’éloigne des activités motrices, exploratoires et interhumaines, fondamentales pour son développement à cet âge. »
2. « Nous savons aussi que l’enfant ne se développe, et n’établit une relation satisfaisante au monde qui l’entoure, que s’il peut se percevoir comme un agent de transformation de celui-ci. C’est ce qu’il fait quand il manipule de petits objets autour de lui. Il est à craindre que l’installation d’un tout-petit devant un écran ne réduise son sentiment de pouvoir agir sur le monde et ne l’enkyste dans un statut de spectateur du monde. »
3. « Alors que les programmes proposés par cette chaîne existent déjà sous la forme de DVD, qui ont l’avantage de proposer une durée limitée, il est à craindre que la création d’une chaîne émettant en continu 24 heures sur 24 n’incite les parents à l’utiliser comme un moyen facile d’endormir leur enfant. Tous les parents savent comme le coucher d’un tout-petit est difficile : il rappelle, les parents y retournent, puis quittent sa chambre… pour revenir un peu plus tard, attirés par de nouveaux cris. Beaucoup de parents risquent d’être tentés par l’installation de la télévision dans la chambre de leur tout-petit comme un moyen de faciliter l’endormissement de celui-ci. »
4. « De nombreux travaux d’éthologie, y compris appliqués à la relation mère-en fant, ont montré combien l’être humain est capable de s’accrocher aux éléments les plus présents de son environnement, dès les débuts de la vie, et notamment à ceux dont il a l’impression qu’ils le regardent. Il est à craindre que de jeunes enfants confrontés sans cesse aux écrans ne développent une relation d’attachement à eux qui les "scotchent" indépendamment de tout contenu. Ces enfants ne pourraient se sentir "bien au monde" – autrement dit sécurisés – que si l’un de ces fameux écrans est allumé près d’eux. L’argument qui consiste à dire que cette chaîne ne contient pas de publicité est particulièrement fallacieux de ce point de vue : les publicistes se rattraperont après, quand l’enfant plus grand ne pourra plus se passer d’une présence permanente d’un écran allumé à côté de lui. »
« De telles chaînes, évidemment lancées pour les actionnaires, risquent de séduire certains parents, concluent-ils. Mais ce n’est certainement pas pour le bénéfice des enfants qui seront installés devant elle. A une époque où l’on parle beaucoup d’écologie, prenons conscience que protéger nos enfants du risque de développer une forme d’attachement à un écran lumineux est une forme d’écologie de l’esprit. C’est pourquoi il est urgent de se mobiliser pour la création d’un moratoire qui interdise à de telles chaînes de diffuser des programmes pour tout-petits en continu, 24 heures sur 24, avant que nous en sachions un peu plus sur les relations du jeune enfant et des écrans. »
En France, c’est aussi le Collectif interassociatif enfance et média (CIEM) qui est parti en guerre contre la chaîne Baby-First, lancée il y a peu sur le « pack famille » de CanalSat. Le CIEM a ainsi saisi le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour lui demander « de faire respecter par les opérateurs de câble et satellite français l’article 22 de la directive "télévision sans frontières" ». Cet article interdit « la diffusion de programmes susceptibles de nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs ». Le CSA observe pour sa part que « juridiquement, la chaîne BabyFirst échappe à son contrôle car elle émet de Grande-Bretagne ». On aimerait, sur de tels sujets, savoir ce qu’« Europe » signifie.
« Je souscris pour ma part totalement à l’appel lancé par d’éminents confrères pédopsychiatres et psychanalystes concernant les chaînes de télévision pour les tout-petits, écrit pour sa part sur son blog le psychiatre Serge Hefez (groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, Paris). Ils nous rappellent à quel point c’est la capacité d’interagir avec son entourage et de s’approprier le monde qui l’entoure par l’acquisition progressive de la motricité qui est fondamentale dans le développement psychologique du tout-petit. »
Serge Hefez, encore : « L’idée même de cette chaîne de télé paraît aller à l’en-contre de tout ce que nous savons du psychisme du bébé : elle va le transformer en spectateur quand il doit devenir acteur, le rendre passif au moment où il peaufine ses capacités à être actif. Il vaut bien mieux le laisser jouer seul avec une petite peluche et apprendre tranquillement à s’ennuyer pour développer ses capacités d’autonomie ! La catastrophe est alors à craindre : comme les jeunes oies du Pr Lorenz s’attachaient irrémédiablement à leur expérimentateur, tous les bébés du monde s’accrochent aux éléments qui sont les plus présents dans son environnement. Nous assisterons ainsi à l’éclosion de toute une génération d’enfants développant un véritable lien d’attachement aux écrans, collés à eux et sécurisés par leur seule présence. Cet attachement risque de dépasser largement la dépendance de nos ados en devenant une vraie problématique de vie ou de mort, un gage de sécurité intérieure. »
Le temps n’est plus où l’on pouvait qualifier les écrans télévisés d’« étranges lucarnes ». Les lucarnes ardoisées de nos enfances n’existent plus et les écrans désormais plats et plasmatiques vont, si rien n’est fait, mortellement imprimer la rétine de ceux à qui nous avons donné naissance.
(Fin)