Peut-on, toutes passions calmées, porter un regard critique sur l’« écologie » ou, du moins, sur une production médiatique considérable qui semble autant trouver son origine dans un rationnel scientifique environnemental que dans les fantasmes que génèrent les transformations par l’homme de la mère Nature? Nous avions, sur ce thème, commencé il y a peu à évoquer une fraction du contenu d’un étrange, curieux, élégant, roboratif et quelque peu dérangeant ouvrage (Revue médicale suisse du 16 janvier).
Continuons un instant à feuilleter cette mine, richement imagée, de réflexions.1 Avec cette première question qui, du moins peut-on l’espérer, continue à figurer au fronton des épreuves de philosophie: « La nature existe-t-elle? » Comme toujours en pareil cas, sur les chemins les plus escarpés et confrontés à de vertigineux abîmes, il faut aussitôt revenir aux points cardinaux de l’étymologie. « Le mot "nature", comme beaucoup de termes de nos langues européennes, est issu du latin, explique l’auteur. Il vient du mot "naître". Il est ainsi l’origine, la naissance de toute chose. »
Le même auteur rappelle à sa façon qu’une vérité européenne peut être une erreur au-delà du Vieux Continent. Ainsi dans la pensée chinoise, taoïste ou confucéenne, l’individu ne « pense-t-il » pas une « origine » mais bien un état permanent dans lequel l’être humain se confond avec les grands mouvements, ceux cosmogoniques comme ceux de proximité. « La musique de la terre est formée de sons qui sortent d’une multitude d’orifices, de même que celle de l’homme est formée de sons issus de l’assemblage des tubes de bambou » (Tchouang-tseu, vers 300 av. J-C, Etat de Song, Chine). De même, l’Afrique n’a-t-elle pas perçu, ne perçoit-elle pas encore, l’existence d’infiniment petit ou d’infiniment grand.
La question de l’existence de la nature évolue ainsi sensiblement. Elle ne porte plus sur le fait de savoir si son objet existe mais bien comment, sinon pourquoi, la perception de cet objet peut varier selon les hommes et leurs cultures. De ce point de vue cette question n’est pas loin de faire songer à une autre : celle de savoir si un arbre fait ou non du bruit en tombant selon qu’un être vivant, humain ou animal, est ou non présent à proximité de sa chute. On pourrait sur ce thème poursuivre avec les douleurs exquises inventées par les maîtres des forges de la langue anglaise qui, de nature, engendrèrent nurture.a
« Cet ouvrage, soyons clair, n’est ni orienté vers l’histoire des sciences, ni consacré aux arts, nous prévient l’auteur. Il tente, à travers des exemples volontairement très variés, d’embrasser la manière dont les êtres humains ont représenté la nature. Cette histoire d’images, à cause de l’importance des vues, est particulièrement focalisée sur les productions européennes depuis le XVIe siècle, c’est-à-dire depuis cette circulation européenne cherchant à inventorier la planète, continent par continent. »
Enfer ou Paradis, puisqu’il existe bien une vision chrétienne de la nature ? C’est, au fil du temps, la veine romanesque de la chauve-souris, ce terrifiant être hybride et quasi domestique. C’est l’animal d’ailleurs né de la main d’Albrecht Dürer, monument hors d’âge mais toujours prêt à charger, ce sont les oiseaux rapaces, les monstres des profondeurs sous-marines, les sanguines et mortelles amanites. Ce sont aussi, images symétriques, les feuilles et les fleurs, les branches et les fruits du Paradis perdu.
Puis, au-delà de ces représentations une première question : l’agriculture consiste-t-elle ou non à dompter la nature ? En toute hypothèse l’homme a transformé les paysages « naturels ». « Il a même inventé le jardin, qui est un paysage en réduction, parfois même un monde en réduction, une cosmogonie ou une utopie symbolique dans sa géométrie, dans tous les cas un signe d’appropriation de la nature, de domestication, une marque de pouvoir, écrit l’auteur. Les cercles successifs de la transformation des aliments sont l’illustration d’une tendance semblable à métamorphoser l’animal ou le végétal. Contre la nature qui fait peur : la nature mâchée, domestiquée, transformée. »
C’est ici, au choix, la mécanisation croissante des campagnes commencée au XIXe siècle, la ferme organisée en mini-ville autarcique, la sélection constante des espèces, la fascination pour le cheval. Et l’heure est aujourd’hui venue des enjeux écologiques, de la nécessité de « se nourrir en respectant la Terre », des effrois face aux changements climatiques présents et, plus encore, à venir. C’est la remise en cause des pesticides et de l’usage de la génétique, la dénonciation des déséquilibres commerciaux mondiaux, la défense de la biodiversité. Tout cela avec en toile de fond la troublante question de savoir si l’écologie relève ou pas de l’utopie virginale si brillamment développée par le Robinson de Daniel de Foë ou le Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre.
Pour Laurent Gervereau, cette question renvoie à une autre problématique. « En 2007, la question du climat, la crise de la vache folle après le veau aux hormones, les fruits et les tomates insipides, mettent l’écologie et le développement durable au centre des préoccupations internationales, observe-t-il. Du coup ressortent les icônes de l’innocence, le leurre d’une nature inviolée. Aujourd’hui, derrière tous les posters de l’idéal, importe surtout l’information équitable. »
C’est dire le chemin qui reste à parcourir pour éclairer cette querelle de la modernité qui voudrait nous enfermer dans la perpétuation du productivisme ou dans son arrêt. Faut-il « préserver » certaines zones géographiques au risque de les stériliser ? Le progrès doit-il se transformer en regret ? Faut-il envisager, avec la décroissance, une forme de « rétropédalage de civilisation » ? Et ne faut-il pas considérer la peur de l’avenir et des foudres de la nature comme la tenace nostalgie d’un Paradis définitivement perdu ?
(Fin)