La voici qui commence, sous nos yeux, la drôle de guerre autour de la votation du premier juin. Prenez le Parlement. Au premier abord, sa politique semble avancer selon une bête pesée des avantages et inconvénients. En réalité il n’en est rien. Si le National a voté, mercredi dernier, avec une facile majorité, la fin du gel de l’ouverture des cabinets médicaux, ce n’est pas par un subit accès de compassion pour les jeunes médecins qui étouffent derrière les grilles du moratoire, ni pour céder aux demandes des associations médicales. C’est pour créer la gabegie au bon moment et préparer le terrain à un oui lors de la votation du premier juin.
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C’est fou, ce truc-là. Pendant près de six ans, le Parlement installe un barrage grossier et injuste à l’installation de nouveaux médecins, désorganisant l’ensemble de la démographie médicale. Puis, d’un coup, la semaine dernière, décide d’ouvrir ses portes, sans la moindre réflexion concernant la suite.
Il fallait certes le supprimer, ce barrage qui n’aurait jamais dû exister. Mais en même temps, cette suppression ne peut faire l’économie de mesures transitoires. Une brusque levée de la retenue pourrait créer une sécheresse en amont (hôpitaux) et une inondation en aval (ambulatoire). C’est un coup parfaitement classique de la mécanique des fluides. Pour éviter les dégâts, les flux d’humains, encore plus que les autres, doivent être traités avec douceur.
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Revenons à mercredi dernier. Que s’est-il passé au National ? Comment se fait-il qu’il ait retourné sa veste, à la surprise générale, celle des cantons en particulier, lui qui avait si âprement défendu cet absurde moratoire? Le plus probable, c’est qu’il y a eu stratégie discrètement planifiée. N’oublions pas l’immense influence des assureurs maladie. La force de leur lobby dépasse de loin les seuls employés qui les représentent au Parlement.
Il y a donc bien une logique derrière cet apparent coup de tête parlementaire. La décision de lever le moratoire, si elle avait visé l’amélioration du système de santé, aurait évidemment été accompagnée d’un plan de sortie négocié avec les cantons et les associations de médecins. Mais comprenons bien: le but de la manœuvre n’est pas que tout se passe au mieux. Il est de créer une impression – une peur anticipée – de chaos pour que, à la fin, la population se range à la solution du nouvel article constitutionnel.
Cerise sur le gâteau de l’intrigue, il n’y a pour le moment que le National qui se soit prononcé pour la fin du moratoire. Les Etats ne donneront leur avis qu’en juin. Après, donc, la votation sur l’article constitutionnel. Il sera toujours temps, pour les assureurs, d’affiner leur stratégie suivant le résultat. Peut-être même de revenir au moratoire…
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Pour saisir de quoi on parle, en évoquant une stratégie parlementaire, il fallait regarder la télévision suisse alémanique le jeudi soir de la même semaine. Une passionnante émission y décryptait les jeux complexes d’alliance et de micro-réseaux qui ont mené à l’éviction de Christoph Blocher. Que le Parlement baigne dans une ambiance florentine, on l’imaginait plus ou moins. Mais le degré de sophistication des alliances, la manière de fomenter le coup, les lieux interlopes de rencontre (tel parti, dans tel obscur bistrot bernois, puis tel groupuscule, ou poignée de copains, au petit matin, dans tel palace, etc.) étaient plus surprenants. On a un peu trop tendance à les considérer comme de braves et un peu rustres délégués de la population, nos parlementaires. Erreur. Ils se comportent plutôt comme une Cour, dont le Roi, sur lequel prendre de l’influence, serait la démocratie elle-même. Leur microcosme, à bien regarder, reproduit les vieilles et peut-être éternelles structures, avec ses Mazarin, ses mousquetaires, ses hommes de basses tâches et, dans l’ombre, quelque puissant intérêt (lequel, dans l’éviction de Blocher, rencontrait l’intérêt public…).
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Quel gâchis, malgré tout, au moment du bilan, que cette combine politique du moratoire. N’ayant atteint aucun de ses buts, elle a réussi à modifier l’état d’esprit d’une génération de médecins assistants. Ce qui n’est pas rien.
On accuse les «jeunes» médecins qui squattent les hôpitaux jusque tard dans leur carrière de prendre des attitudes d’enfants gâtés, de revendiquer un droit à la vie privée, des horaires limités, des compensations de tout. Mais oui. Ce que leur a signifié le Parlement, avec cette guerre d’usure du moratoire, c’est que l’époque de la médecine libérale est finie, que désormais s’ouvre celle de l’obéissance aux puissances administratives. Du coup, les médecins postmoratoires sont à la fois semblables et différents de ceux des générations précédentes. Semblables par leur passion pour les patients et la science médicale : elle n’a pas baissé d’un iota, quoi qu’on en dise. Différents par leur implication dans le jeu de la société. Là, rupture radicale. Durant leurs années de confinement hospitalier obligé, les jeunes ont appris à vivre soit dans la lutte, soit dans le cynisme et l’indifférence. Difficile de dire comment ils se comporteront, collectivement, quand ils seront au pouvoir (c’est-à-dire bientôt, étant donné la pénurie annoncée). Seule certitude : ce sera différent. Tout indique qu’ils seront davantage adeptes de pratique en réseaux. Mais ils ne seront certainement pas dociles de la façon dont les assureurs l’espèrent. Le contrat social est pour eux un contrat avec les malades. Avec le politique ou l’administratif, ils n’ont plus l’impression d’avoir d’autres liens que des intérêts à négocier.
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Autre surprise de la semaine passée: celle de la victoire de Me Mauro Poggia, président de l’Association suisse des assurés (et avocat aux combats multiples, pas toujours aussi clairs que celui-là) face au Groupe Mutuel (GM). Il s’agit d’un jugement crucial du Tribunal cantonal des assurances sociales de Genève. Il conclut que le GM mélange indûment ses comptes de l’assurance de base et ceux de l’activité complémentaire, transfert de l’argent entre ses filiales et grâce à ces pratiques dégage des bénéfices «à hauteur de plusieurs millions» par an.
L’étonnant est que de nombreuses instances et depuis longtemps ont montré les multiples et criantes entorses à la loi des assureurs maladie. Les cantons, Genève et Vaud en particulier, ont déjà porté plainte, chiffres à l’appui. Les associations de médecins aussi. Mais ces plaintes n’ont jusqu’à maintenant pas dépassé l’effet d’une goutte d’eau sur les plumes d’un canard. Alors pourquoi ce jugement enfin clair ? Le tribunal genevois a-t-il trouvé une faille que les autres n’avaient pas vue ? La structure en holding (poussé à son extrême par le GM, mais que tous les autres assureurs rêvent d’imiter) a-t-elle facilité la mise en évidence de l’illégalité ? En réponse, bien sûr, le GM a décidé d’aller au Tribunal fédéral.
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Reste un point obscur. Voilà un jugement crucial pour l’avenir du système de santé, qui pourrait entraîner une refonte du système des caisses-maladie. Et comment les médias le relatent-il ? Un article dans la Tribune de Genève (repris par 24 Heures) et c’est tout. Rien dans les autres journaux. Est-ce voulu ? Les médias attendent-ils la décision du TF pour mettre cette news à leur menu ? Malgré tout, ce silence est bizarre. Il révèle une sorte de désarroi. Evoquer les pratiques illégales d’une grande et puissante caisse, pour un média, c’est avancer sur une planche pourrie…