La bâtisse était carrée, imposante, construite dans l’entre-deux-guerres, s’élevant sur trois étages et comprenant des chambres de dix à douze lits. Dans la région, on l’appelait le «Foyer». Situé derrière l’Hôpital de District, cet ancêtre de nos EMS actuels abritait une population de malades très hétérogènes, handicapés, déments, psychotiques ou garçons de ferme retraités sans famille et dont plus personne ne voulait s’occuper.
C’était parmi cette patientèle que je suivais, dans les années 80, Monsieur P., un homme de 55 ans, longiligne, aux cheveux grisonnants tirés en arrière et à la barbiche à la Napoléon III, patient accessoirement diabétique mais surtout schizophrène. Depuis quelques semaines, il disait sentir un «serpent» monter et descendre de sa bouche à son estomac. La journée, on pouvait le croiser un sac en plastique dans chaque main, montant d’un pas lent en ville. Il allait y faire «ses courses» histoire de contourner le régime pauvre en hydrates de carbone imposé par l’institution. Mais le problème était que la nuit Monsieur P. «hantait» les grands corridors du «Foyer», se cachant parfois dans l’embrasure d’une porte ou dans un recoin, au lieu d’aller se coucher. Les veilleuses de nuit, parfois surprises par cette présence intempestive, commencèrent à avoir peur, bien que Monsieur P. ne manifestât aucune agressivité à leur égard. L’infirmier-chef me fit comprendre que cette situation n’était plus tolérable et qu’il fallait agir. Un matin vers 10 h, je décidai de faire venir Monsieur P. dans la salle de traitement pour discuter avec lui des possibilités de traitement à lui proposer. D’emblée, le dialogue s’avéra compliqué en raison de son délire. Impossible de lui faire prendre un médicament par la bouche, car en aucune façon il ne voulait que l’on nourrisse «son serpent» avec de la chimie. Il ne me restait plus que la solution de lui proposer l’injection d’un neuroleptique dépôt dont j’espérais un effet bénéfique et durable sur ce délire, qui probablement l’angoissait et le maintenait dans cet état de vigilance nocturne. A un moment donné, j’effleurai à peine le coude de Monsieur P. pour l’encourager à se coucher sur le lit d’examen en vue de la piqûre mais bien mal m’en a pris ! Monsieur P. fit un bond de côté et face à moi, qui avais le dos au mur, il commença à far-fouiller dans la poche droite de son pantalon. Que pouvait-il donc bien y chercher ? Je fus très vite au clair. Il en sortit un long tournevis, le saisit à pleine main et leva son bras avec l’intention de me poignarder. Tétanisé par l’effet de surprise, je me souviens que je n’attendais plus que l’acier me transperçât le thorax.
Par chance, il n’en fut rien. L’infirmier eut lui la présence d’esprit de pousser énergiquement le patient ce qui le déséquilibra et son bras armé ne fit que frôler la manche de ma blouse blanche. Ainsi, grâce à lui, je ne fus pas, peutêtre, mortellement blessé. Monsieur P. quitta la pièce comme si de rien n’était.
Le lendemain, ce fut la gendarmerie qui le conduisit à l’hôpital cantonal psychiatrique. Enfin, peu de temps après un autre résident mit le feu au «Foyer». Il n’y eut heureusement aucune victime, mais cet acte criminel eut le mérite d’activer la construction de deux EMS enfin dignes de ce nom, pour le plus grand bien des personnes âgées de notre district.
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La rédaction