En 2006, l’ex-agent du KGB Alexander Litvinenko mourait à Londres d’un empoisonnement au Polonium 210. Les images de son agonie ont suscité un émoi considérable, dû tant à la nocivité de cette substance qu’au sens moral des commanditaires. Cet intérêt médiatique a fait resurgir la question de la présence de Polonium 210 dans la fumée de tabac, connue depuis 1964.1 La concentration tissulaire de Polonium 210 est augmentée de plus de deux fois chez les fumeurs. Après inhalation, cette substance émet un rayonnement alpha induisant des cancers pulmonaires chez l’animal, et on estime qu’il en va de même chez l’homme. La présence de Polonium 210 dans le tabac est due à l’utilisation de fertilisants riches en phosphate, qui sont indispensables au développement de l’arôme recherché. Après des efforts infructueux pour éliminer le Polonium 210, l’industrie du tabac a pris l’option d’abandonner la question qui pouvait se révéler contreproductive sur le plan commercial.1
En effet, la notion que la fumée de cigarette est source d’irradiation pourrait rencontrer un écho dans le public, à l’heure où la protection de l’air contre la fumée passive fait l’objet d’une guerre de tranchées aux chambres fédérales et dans les cantons. Cependant, le Polonium 210 n’est que l’un des 4000 et plus composants chimiques de la fumée de cigarette, dont beaucoup se trouvent en concentration plus élevée dans la fumée collatérale émise par combustion du tabac entre les inhalations. L’exposition à la fumée passive est bien connue pour causer des symptômes respiratoires chez l’enfant2,3 et les preuves s’accumulent qu’il en va de même chez l’adulte, notamment dans notre pays. En 1991, l’étude de cohorte SAPALDIA (Swiss study on air pollution and lung diseases in adults) a examiné 9651 personnes âgées de 18 à 60 ans en huit endroits différents reflétant la diversité géographique et climatique de la Suisse. En 2002, 85% des participants à la première étude ont pu être examinés à nouveau, offrant ainsi un observatoire unique de l’évolution de la pollution atmosphérique et de la santé respiratoire. Dans un sous-groupe de sujets asymptomatiques au départ, l’étude s’est concentrée sur l’exposition à la fumée passive, l’apparition de symptômes respiratoires et le niveau de réactivité bronchique. Chez les non-fumeurs, les plaintes de toux et de dyspnée apparaissent de manière significativement plus fréquente chez les sujets exposés de manière prolongée à la fumée passive, encore plus nettement chez les femmes. Les sujets porteurs d’une hyperréactivité bronchique lors de l’étude initiale sont particulièrement touchés. Au contraire, les symptômes respiratoires diminuent chez les sujets qui étaient exposés à la fumée passive lors de l’étude initiale, mais ne l’étaient plus lors de la deuxième étude.4
Une autre étude récente de la cohorte SAPALDIA s’est attachée à la qualité de vie des non-fumeurs exposés à la fumée passive. Chez les femmes exposées, les scores de qualité de vie sont significativement diminués dans sept domaines sur huit du questionnaire SF-36. Chez les hommes exposés, le score est significativement diminué dans un domaine, alors qu’une tendance à la baisse est présente dans les sept autres domaines. L’effet est d’autant plus marqué que la durée quotidienne d’exposition est plus importante.5 En résumé, ces deux études récentes montrent qu’en Suisse l’exposition de sujets adultes sains à la fumée passive entraîne des symptômes respiratoires et une baisse de la qualité de vie, cela particulièrement chez les femmes. Un résumé plus complet des effets délétères de la fumée passive sur la santé respiratoire est présenté dans un article de ce numéro.
L’exposition à la fumée passive peut être estimée par la quantité de particules respirables de moins de 2,5 microns dans l’air environnant (PM2,5). Cette mesure a été effectuée récemment en Allemagne dans 95 établissements fumeurs et trois non fumeurs.6 En l’absence de combustion de cigarettes, la concentration en PM2,5 est de 12 à 24 μg/m3. Par contre, dans les établissements fumeurs la concentration médiane en PM2,5 est dix fois plus élevée dans les restaurants, vingt fois plus élevée dans les bars, vingt-cinq fois plus élevée dans les discothèques, où la concentration peut même dépasser cent fois la valeur des établissements non fumeurs. Cette étude a par ailleurs montré que la présence de quelques fumeurs suffit à faire augmenter de manière importante la concentration en particules en suspension, rendant illusoire la séparation entre fumeurs et non-fumeurs dans un même espace. Ces chiffres documentant la dégradation de la qualité de l’air causée par la fumée de tabac sont d’actualité, d’autant qu’ils se sont montrés réversibles après l’interdiction de la fumée dans les établissements publics.6
En Ecosse, la fumée est bannie des établissements publics depuis fin mars 2006, la nouvelle loi étant respectée dans plus de 98% des cas selon les sources gouvernementales. En général, les infractions se sont révélées peu nombreuses et souvent non intentionnelles.7 La mise en œuvre de la loi a été suivie d’un effet rapide et spectaculaire : dans les dix mois suivant l’entrée en vigueur de la loi, le nombre d’hospitalisations pour syndrome coronarien aigu a chuté de 17% par rapport aux dix mois précédant l’interdiction. De plus, la différence augmentait avec le temps écoulé depuis l’entrée en vigueur de la loi. Enfin, 67% des hospitalisations évitées concernaient les non-fumeurs.8 La rapidité et l’ampleur du bénéfice apporté par cette mesure de protection de l’air ambiant sont frappantes, mais non étonnantes. En effet, une série d’études épidémiologiques a montré le caractère non linéaire du risque cardiovasculaire lié à la fumée de tabac : alors que fumer un paquet de cigarettes par jour augmente le risque de cardiopathie ischémique de 80%, être exposé à la fumée passive l’augmente déjà de 30%.9
L’instauration de lieux de travail sans fumée ne protège pas seulement de la fumée passive, mais encourage également les fumeurs à diminuer ou à interrompre leur consommation de tabac. Une revue systématique évalue à 29% la diminution de consommation de cigarettes induite par l’interdiction totale de fumer sur le lieu de travail. Par contre, la baisse de consommation n’est que de la moitié si des zones fumeurs sont maintenues.10 Au vu des données qui s’accumulent, il devient difficile de nier l’importance de la dégradation de l’air ambiant due à la fumée de tabac et ses conséquences dangereuses pour la santé. Ces études scientifiques sont des arguments forts pour prendre enfin des mesures courageuses garantissant la qualité de l’air dans les lieux de travail et les établissements publics. C’est ce que nous pouvons attendre de nos élus, pour autant que la santé de la population représente pour eux une préoccupation prioritaire.