Jusqu’où la génétique modulera-t-elle l’organisation des sociétés industrielles ? Peut-on d’ores et déjà imaginer ce que sera la portée de la sacralisation de l’ADN, ce phénomène dont on perçoit à échéance régulière les développements multiformes ? Saisissons-nous d’une série d’événements récents pour aborder ces questions qui ont tant à voir avec la bioéthique – qui n’a entendu présenter l’ADN comme étant «la molécule de la vie» ? – mais qui ne sont que rarement évoquées par les amateurs de cette discipline comme par ses spécialistes.
En France, la justice vient de décider de procéder à la réouverture du dossier de la célèbre autant que dramatique «affaire Grégory». Pour ceux qui l’auraient oubliée ou qui n’en auraient jamais eu connaissance tout, dans cette affaire, avait commencé le 16 octobre 1984 avec la découverte du cadavre de Grégory Villemin, 4 ans, à quelques kilomètres du domicile de ses parents, dans les eaux de la Vologne, une rivière de Lorraine qui trouve sa source dans le massif des Vosges. En 1984, les enquêteurs ne disposaient pas de la technique des empreintes génétiques : elle commençait alors tout juste à être mise au point par le Pr Alec Jeffreys (Université de Leicester) et fut pour la première fois utilisée dans une affaire criminelle, outre-Manche, en 1985.
On sait quel chemin a, depuis, été parcouru et l’omniprésence de cette technique dans les enquêtes policières et les travaux de médecine légale. Mieux, les progrès continuels dans ce domaine font que pour un nombre croissant d’affaires criminelles irrésolues, dans différents pays, des dossiers sont réouverts et de nouvelles investigations sont menées. Outre-Atlantique, la génétique a d’ores et déjà plusieurs fois permis d’établir l’innocence de personnes condamnées à mort, voire exécutées.
«Dès le départ, la technique des empreintes génétiques est apparue hautement performante, expliquait il y a peu au Monde Jean-Paul Moisan, ancien chercheur à l’Inserm, aujourd’hui PDG de la société "Institut génétique Nantes-Atlantique" et qui fut le premier à l’utiliser en France. Il nous fallait toutefois disposer d’échantillons biologiques assez importants. Nous pouvions, par exemple, travailler sur une tache de sang mais pas sur un mégot de cigarette. Le grand tournant, dans ce domaine, a commencé au début des années 1990, grâce à l’apport de la PCR, qui permet d’amplifier à volonté les fragments d’ADN observés. Nous avons ainsi pu obtenir des résultats sur des éléments biologiques de plus en plus petits, invisibles à l’œil nu et de plus en plus vieux. Les recherches de nos collègues, travaillant dans le domaine de l’archéogénétique ainsi que différents apports techniques, progressivement standardisés, nous ont ensuite permis d’améliorer continuellement nos performances.»
Aujourd’hui, les laboratoires spécialisés sont en mesure d’établir une empreinte génétique à partir d’une seule cellule du corps humain, quelle que soit sa provenance ; une performance comparable à celle des généticiens qui travaillent à partir d’une seule cellule embryonnaire dans le cadre du diagnostic génétique préimplantatoire. On ne saurait pour autant sous-es-timer le fait que l’augmentation considérable de la sensibilité de la technique soulève des difficultés importantes en médecine légale, toute erreur génétique entraînant une erreur judiciaire. Deux camps, schématiquement s’affrontent: ceux qui affirment pouvoir conclure à partir d’une seule cellule et ceux, plus prudents, qui estiment ne pouvoir raisonnablement conclure qu’en disposant d’un échantillon biologique constitué, au minimum, d’une dizaine de cellules.
Réouverture, donc, du dossier de l’«affaire Grégory» qui demeure emblématique en France de ce que peuvent être les errements conjoints de la police et de la justice. A dire vrai c’est la deuxième réouverture sur un argumentaire génétique. Le laboratoire nantais avait en effet déjà été choisi par la justice pour tenter de retrouver des empreintes génétiques présentes dans la salive utilisée pour coller le timbre sur la lettre anonyme reçue par les parents le lendemain de l’assassinat de l’enfant. «Nous avons bien retrouvé des traces d’ADN humain sur ce timbre, précise Jean-Paul Moisan. Mais il s’agissait d’un mélange d’une dizaine de profils génétiques, ce qui interdisait, en pratique, d’utiliser cette information, confie M. Moisan. Rien ne permet d’affirmer que les prochaines analyses sur les scellés concernant, par exemple, les vêtements de l’enfant ou les cordelettes apporteront une réponse. Il faut savoir que les prélèvements pratiqués en 1984 ne respectaient pas les règles qui ont depuis été codifiées.»
Pour le PDG de l’«Institut génétique Nantes-Atlantique» pas plus que l’ADN, cette technique ne doit être sacralisée. «Il s’agit pour nous, généticiens, d’aider au mieux les enquêteurs et, en toute hypothèse, l’enquête reste une reine dont nous ne sommes que les servants» assure-t-il. Il n’en reste pas moins que c’est bien cette même technique, dont les résultats sont devenus synonymes de vérité absolue, qui est mise en œuvre, sur une échelle sans cesse plus large, à des fins policières, d’identification individuelle et de surveillance collective. On voit ainsi progressivement se constituer des bases de données nationales constituées des empreintes génétiques de différentes catégories de personnes. La taille de ces entreprises ne cesse de grossir.
On ignore généralement que la base de la police britannique contient plus de 4, 3 millions d’empreintes génétiques et, en France, le fichier national dépassera, dans les premiers jours de l’année 2009, le cap du million de personnes ainsi profilées. Le mouvement est-il irréversible ? Faut-il ne voir là que la version contemporaine, génétique et numérisée, du recensement, avec encre et buvard, des empreintes digitales ? Se réjouir de savoir que la biologie peut puissamment aider à dire la vérité et à rendre la justice ? Faut-il à l’inverse penser que nous assistons ici à un phénomène qui conduira immanquablement à l’installation d’une société où la science et les techniques seront systématiquement utilisées pour contrôler nos faits et gestes quotidiens ; avec le postulat que ce contrôle permettra de détecter au plus vite – sinon de prévenir – des faits et des gestes que la loi punit.
(A suivre)