« Comme beaucoup, je trouve l’arrogance des économistes insupportable, aujourd’hui plus encore que d’habitude. C’est comme si eux seuls avaient le monopole de la réflexion sur ce qu’on appelle la "crise" – c’est comme si eux seuls, flanqués de politiques qui ne sont plus que des sortes d’économistes appliqués, avaient le droit de formuler des prescriptions pour "sortir de la crise" – et cela, alors même que leur myopie constitutive sur les affaires humaines est activement solidaire des désordres du monde. »
Ainsi commence l’un des textes sans doute les plus riches, les plus dérangeants, les plus palpitants de tous ceux que nous avons croisés ces derniers mois sur l’opacité de cette crise économique qui bouleverse le monde. Il est signé, dans les colonnes de la célèbre revue Etudes, (revue mensuelle francophone de culture contemporaine éditée par les Jésuites depuis 1856) par Jean-Pierre Dupuy, ancien professeur à l’Ecole polytechnique et enseignant à l’Université Stanford.1 Elève de René Girard, l’auteur publia notamment en 2002 au Seuil le célèbre « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain ». Il use ici une nouvelle fois d’une méthode analytique pour le moins décapante qu’il développe plus largement dans un récent et nouvel ouvrage.2
La charge est féroce même si celui qui la mène ne reproche pas aux économistes de ne pas avoir prévu la crise et encore moins de l’avoir provoquée. « Il était évident qu’il y aurait une crise ; il était impossible de prévoir comment elle se déclencherait et se développerait, et à quel moment ces événements se produiraient, écrit-il. Une raison suffira : dans les affaires humaines, et tout spécialement en matière économique, une crise se déclenche lorsqu’on la prévoit et qu’on l’annonce, et non au moment où l’on prévoit qu’elle se produira, tant les événements présents sont sensibles à l’anticipation des événements futurs. »
La sévérité de la charge tient à l’angle d’attaque. L’auteur ne traite pas, comme tant et tant d’autres, de ce qui échappe au plus grand nombre : capitalisme, financier ou pas, spéculation à la hausse ou à la baisse, marché régulé, autorégulé ou auto-dérégulé. L’un des aspects essentiels, pour comprendre, tient selon lui à la place que joue désormais l’économie, dans nos vies individuelles comme dans le fonctionnement de nos sociétés. « Cette place est immense et nous trouvons cela banal » observe-t-il encore, précisant que quand il écrit « économie », il traite à la fois d’une partie de la réalité sociale (the economy en anglais) d’un type de regard posé sur le monde et les affaires humaines (economics).
« L’économie tend à envahir le monde et nos pensées, souligne M. Dupuy. Ce n’est donc pas elle qui nous donnera le sens de ce phénomène massif et extraordinaire, puisqu’elle est à la fois juge et partie. Seul un regard éloigné, qui aurait réussi à se déprendre de l’économie, peut s’étonner de ce qui semble aller de soi au citoyen moderne, devenu intégralement, à son insu, homo oeconomicus. »
Il dénonce sans ménagement le manque de courage et de lucidité des deux catégories d’interprètes de la crise. D’une part, ceux qui tiennent encore, coûte que coûte, à la doctrine de l’« efficience » des marchés. Et d’autre part – à l’opposé du spectre idéologique – les théoriciens du complot, eux qui font du capitalisme un sujet omniscient et omnipotent, et imaginent non sans une certaine naïveté qu’il continue d’enrichir les puissants et d’exploiter les pauvres. « Les uns et les autres se rassurent en croyant trouver du sens à ce qui n’en a pas » estime M. Dupuy.
Il explique encore, point essentiel, que depuis trente ans les travaux qu’il a conduits en matière de philosophie de l’économie ont été « guidés par la conviction que non seulement on doit rattacher l’économie à la religion si l’on veut en comprendre le sens, mais que l’économie occupe la place laissée vacante par le processus, de nature éminemment religieuse, de désacralisation du monde qui caractérise la modernité. » C’est dans cette perspective qu’il faut selon lui inscrire la violence des temps que nous traversons.
La désacralisation de notre monde, lumière éclairant une réalité qui, sinon, resterait dans les ombres ? C’est le principal fil conducteur de cette analyse. On ne peut résumer ici les multiples facettes de ce texte parfois ardu pour qui n’est pas rompu aux travaux de René Girard ou à la lecture des œuvres de l’Ecole de Francfort, à la critique illichienne, à l’écologie politique ou aux « enfants de Heidegger » (Hannah Arendt, Günther Anders, Hans Jonas). Et pour l’auteur, force est bien d’observer que, comme le sacré, avant elle, l’économie est en train de perdre aujourd’hui sa capacité de produire elle-même des règles qui la limitent.
« Tel est le sens profond de la crise, as-sure-t-il. La mythologie grecque a donné un nom à ce qu’il advient d’une structure hiérarchique (au sens étymologique d’ordre sacré) lorsqu’elle s’effondre sur elle-même : c’est la panique. Dans une panique, il n’y a plus d’extérieur. (…) L’arrogance est d’imaginer que l’on peut, tel Napoléon, se coiffer soi-même de la couronne de l’Empereur, en prétendant se mettre de son propre chef en position d’extériorité, c’est-à-dire d’autorité. On voit chaque jour ce qu’il en coûte : les "autorités" qui injectent en quantités astronomiques des liquidités destinées à "rassurer les marchés" produisent tout simplement l’effet contraire. Les marchés concluent que seule la panique peut expliquer qu’on en arrive à de telles extrémités. »
Dès lors parler de la « reconstruction du capitalisme » au moyen de la régulation des marchés est, pour M. Dupuy, « d’une naïveté confondante ». « Cela suppose que l’on a déjà résolu le problème inouï que constitue la disparition de toute extériorité, conclut-il. En occupant toute la place, l’économie s’est condamnée elle-même. »
On attend avec intérêt les lectures des économistes ; autant que celles des prêtres.