Réunissant entomologie et virologie moléculaire, c’est un travail remarquable que vient de publier un groupe de chercheurs français et gabonais dans les colonnes de la revue Emerging Infectious Diseases.1 Ils démontrent pour la première fois que les virus responsables de la dengue et du chikungunya peuvent être transmis conjointement à une même personne via la piqûre d’un même moustique. Cette nouvelle donne apporte un autre éclairage sur les mécanismes et la dynamique de la transmission de ces virus à l’homme. Elle souligne du même coup la priorité qu’il faut accorder à l’intensification de la lutte antivectorielle dans les très nombreux pays concernés.
On sait que l’affaire est de dimension planétaire puisque l’incidence de la dengue progresse de façon spectaculaire depuis quelques décennies.
«La maladie est désormais endémique dans plus d’une centaine de pays d’Afrique, des Amériques, de la Méditerranée orientale, de l’Asie du Sud-Est et du Pacifique occidental. Ces deux dernières régions sont les plus affectées, précise-t-on auprès de l’OMS. Avant 1970, seuls neuf pays avaient connu des épidémies de dengue hémorragique, mais en 1995, ce chiffre avait déjà plus que quadruplé.»
Au cours des vingt dernières années, le chikungunya et la dengue ont causé de graves épidémies dans plusieurs pays tropicaux. On se souvient notamment qu’en 2006, le chikungunya avait touché près d’un tiers de la population de l’île de la Réunion.
Les chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et leurs collègues gabonais ont mené leur travail original à partir d’une épidémie conjointe de dengue (sérotype 2) et de chikungunya qui – pour la première fois semble-t-il sur le continent africain – a sévi au Gabon, entre mars et août 2007. Elle s’est déclarée à Libreville, la capitale, en mars 2007 avant d’atteindre la frontière camerounaise, au nord, début juillet. Au total, 20000 cas ont été suspectés faute de pouvoir être confirmés.
Avec, on imagine, une grande patience et un savoir-faire certain, les auteurs de ce travail ont durant cette période capturé plusieurs milliers de moustiques des genres Aedes, Culex, Anopheles et Mansonia autour des habitations où des cas de chikungunya et/ou de dengue avaient été détectés. Ils ont ensuite constitué vingt groupes homogènes de moustiques selon les genres, les espèces et les lieux de collecte. Ils ont alors découvert que sept groupes d’Aedes albopictus étaient «positifs» au chikungunya et trois à la dengue. Les autres moustiques ont été testés «négatifs» pour ces deux virus.
Le résultat peut apparaître surprenant quand on sait que durant longtemps on a pensé que les transmissions virales se faisaient majoritairement via des piqûres d’Aedes aegypti. Il est vrai que l’on a depuis peu aussi observé qu’Aedes albopictus (ou «moustique tigre») pouvait être associé aux épidémies de dengue et à celles de chikungunya.
«Ces résultats suggèrent pour la première fois que Aedes albopictus pourrait véhiculer simultanément le chikungunya et la dengue», souligne-t-on auprès de l’IRD.
Tout au long de l’épidémie, les chercheurs ont d’autre part prélevé près de 800 échantillons sanguins chez des malades. Résultats : 35% des patients ont été testés positifs au chikungunya et 7% à la dengue. Huit patients étaient doublement infectés par ces deux virus. L’examen clinique des malades coïnfectés n’a pas montré ni d’aggravation des pathologies ni permis d’identifier des symptômes spécifiques.
La suite du travail a été de nature génétique : les chercheurs ont isolé la souche des deux virus puis caractérisé entièrement les deux génomes. «Il existe quatre lignées évolutives du virus du chikungunya : Asie, Afrique de l’Ouest, centrale et du Sud-Est, rappelle-t-on auprès de l’IRD. La souche Gabon 2007 du chikungunya appartient à la lignée "Afrique centrale", proche des souches isolées lors de la deuxième moitié de l’épidémie de 2005-2006 à l’île de la Réunion. Elle présente une mutation génétique (A226V). Seules les souches des îles de l’océan Indien (Réunion 2006, Maurice 2006 et Madagascar 2007) et d’Italie 2007 montrent également cette mutation.»
Or toutes ces épidémies ont pour l’essentiel été véhiculées par Aedes albopictus, alors que les précédentes étaient propagées par Aedes aegypti. Conclusion : la mutation A226V semble être caractéristique des souches virales transmises par le «moustique tigre». L’apparition d’une même mutation dans différentes régions du monde suggère une adaptation au nouveau vecteur. Aedes albopictus exerce probablement une pression sélective positive sur le virus du chikungunya. «Ce phénomène de convergence évolutive est extrêmement rare dans la nature, observent les auteurs. Autre fait surprenant : la souche Gabon 2007 est génétiquement très éloignée des autres souches isolées en Afrique, ce qui exclut l’hypothèse d’un ancêtre commun proche. En revanche, la souche Gabon 2007 du virus de la dengue sérotype 2 appartient à un groupe génomique ne contenant que des souches asiatiques et australiennes. L’importation, ancienne ou récente, au Gabon d’une souche asiatique du virus de la dengue sérotype 2 semble être l’hypothèse la plus probable.
Ce travail souligne ainsi le danger multiforme associé à la prolifération des populations de moustiques en général mais d’Aedes albopictus en particulier. Il faut en effet savoir que le «moustique tigre» conquiert rapidement de nouveaux territoires à l’échelon planétaire. Originaire d’Asie, il est désormais présent sur tous les continents. Il pond ses œufs au bord des multiples petites réserves d’eau que lui offre l’homme à proximité immédiate de ses habitations : bouteilles cassées, boîtes de conserve, pots de fleurs, pneus usagés à l’abandon, etc. Le commerce international des pneus destinés à être recyclés participe largement à l’extension géographique de moustique et, corollaire, du (ou des) virus qu’il peut véhiculer.
Ces travaux ont été réalisés en collaboration avec les chercheurs du Centre international de recherches médicales de Franceville (CIRMF), de l’Université des sciences de la santé de Libreville au Gabon et de la Faculté de médecine la Timone (Marseille).