On ne vantera jamais assez le mérite des publications «négatives». Non qu’il s’agisse de dénigrer les vertus d’une vaste entreprise médicale fondée pour une large part sur les «preuves» mais bien parce que c’est cette entreprise elle-même qui réclame de faire la pleine lumière tant sur la scène que sur ses coulisses. C’est dire tout l’intérêt que l’on peut accorder à cette publication concernant cette entité pneumologique fréquente, hautement handicapante et pourtant trop souvent laissée dans l’ombre : l’apnée du sommeil.1
Tout laissait jusqu’ici penser qu’il suffisait d’appliquer le traitement de référence, «agréé à l’échelle internationale» pour soigner de manière efficace l’apnée obstructive du sommeil et prévenir ainsi ses dangereuses conséquences. Tel n’est plus véritablement le cas au vu des conclusions d’une large étude française que vient de publier le Journal Européen de Pneumologie (ERJ). Selon ce travail, environ 10% des sujets traités selon les normes fondées sur les preuves continueraient à souffrir de somnolence diurne ; un travail mené chez plus de 500 personnes suivies dans une quarantaine de centres spécialisés dans la prise en charge des troubles du sommeil.
Concrètement, ces conclusions laissent raisonnablement penser que plus de 14 000 personnes en France (et plus d’un demi-million dans le monde) seraient victimes d’une prise en charge spécialisée, conforme aux règles de bonnes pratiques, et pour autant totalement inadaptée. Pour les auteurs de ce travail, ces malades devraient d’urgence être identifiés afin de bénéficier d’autres approches thérapeutiques complémentaires.
En dépit de sa fréquence, le syndrome d’apnée obstructive du sommeil (obstructive sleep apnoea syndrome – OSAS) demeure assez méconnu. De plus en plus fréquente dans la population (on considère qu’elle affecte au minimum 5% des hommes et femmes d’âge moyen), cette pathologie chronique est souvent associée au ronflement ; conséquence d’épisodes d’occlusion temporaire du pharynx pendant le sommeil, d’une durée de plus de dix secondes pouvant se reproduire jusqu’à plus de trente reprises chaque heure et ce tout au long de la nuit.
«Un sommeil à ce point perturbé et ce sont, en termes d’oxygénation sanguine, plusieurs conséquences délétères, tant sur la santé que sur la qualité de la vie du sujet apnéique, rappelle-t-on auprès de l’ERJ. Non seulement de fréquentes apnées peuvent exposer la personne concernée à un risque de maladies cardio-vasculaires, cinq fois supérieur à celui d’une personne normale, mais elles affectent aussi directement sa vie de tous les jours. Le malade apnéique, privé de sommeil réparateur, est en effet perpétuellement fatigué, souffre de plus de difficultés à se concentrer durant la journée. Plus encore, il est victime d’une somnolence diurne qui peut avoir de très fâcheuses conséquences. C’est notamment vrai pour les accidents de la circulation automobile : cinq millions de conducteurs européens seraient aujourd’hui concernés.»
Le traitement standard (qui répond au sigle de «CPAP») a été mis au point il y a plus d’un quart de siècle. Il consiste à faire porter au malade durant la nuit un masque similaire à celui d’un pilote de chasse, qui lui recouvre le nez et la bouche, et qui permet d’appliquer à son système respiratoire une pression d’air positive continue, la continuous positive airway pressure (d’où le sigle CPAP). Objectif : maintenir le pharynx ouvert durant le sommeil et empêcher apnée ou ronflements.
«Si la plupart des patients bénéficiant de ce traitement disent profiter d’une qualité de vie sensiblement améliorée, certains semblent au contraire n’en tirer qu’un avantage partiel. Et c’est donc dans ce cadre que se situe la découverte faite par l’équipe de Jean-Louis Pépin, au Laboratoire du sommeil de l’Université de Grenoble, précise-t-on auprès de l’ERJ. Décidée à faire toute la lumière sur cette anomalie, cette équipe a suivi 502 malades, dans 37 centres français du sommeil. La moyenne d’âge des patients était de 59 ans, et un peu plus des trois quarts (78%) étaient des hommes. Tous les sujets étaient traités par pression positive continue durant au moins trois heures par nuit, et cela depuis au moins un an.»
Ecoutons les confidences des auteurs : «L’ampleur des résultats issus de cette étude sans précédent nous a surpris. En effet, 60 des 500 patients traités (soit 12%) se sont révélés présenter, le jour de l’examen, une somnolence diurne élevée. Chez certains patients, cette somnolence diurne était par ailleurs associée à trois autres pathologies : le "syndrome des jambes sans repos", un état dépressif ou encore une narcolepsie.»
Comme ces trois troubles sont susceptibles d’altérer la vigilance pendant la journée, et fausser une partie des résultats, Jean-Louis Pépin, responsable de ce travail, et ses collègues ont préféré jouer la prudence et les écarter de leur analyse. Or en dépit de ces précautions, il est apparu que 6% des apnéiques traités par la méthode CPAP pourtant si réputée étaient directement concernés.
Comment comprendre ? «La seule différence que nous ayons relevée entre les deux groupes – explique Jean-Louis Pépin dans l’ERJ – était leur âge : le groupe dont la somnolence n’avait pas été supprimée par le port du masque nocturne à pression positive était en moyenne plus jeune de six ans que celui qui avait été complètement guéri.» Les auteurs de l’étude ont aussi noté que, lors du diagnostic initial de l’apnée nocturne, ces patients-là étaient déjà plus somnolents. «Mais surtout ils se plaignaient davantage d’être fatigués et de manquer de sommeil réparateur, ajoute le chercheur français. La seule solution que peuvent envisager ces malades, pour l’instant, serait de se voir prescrire des psychostimulants susceptibles de les aider à ne pas être "vaseux en permanence" (sic), comme par exemple avec le modafinil ou l’une des nouvelles molécules en développement.»
Les conclusions de ce travail pourraient aussi avoir des répercussions importantes. «Il n’est pas normal de tolérer qu’une somnolence diurne persiste alors que le patient est sous traitement. Patients et médecins devraient être plus exigeants sur les résultats», affirme Jean-Louis Pépin. Question : outre son incidence sur la qualité de vie peut-elle ou non constituer une menace en termes de réduction de la durée de l’espérance de vie ?