L’enjeu de la transmission du savoir en médecine ? C’est cette foi qui l’investit chaque jour un peu plus, après avoir pris ses aises dans la culture contemporaine : la croyance en la perfection. Or l’humain, corps ou psychisme, est essentiellement imparfait. Et c’est avec cela que le médecin travaille.
« Le monde accompli sera la fin du langage » écrit Jean Baudrillard. « La quête d’un monde parfait, d’un homme parfait, d’une information totale, d’une efficacité totale est donc parfaitement criminelle ». Cette quête constitue pourtant le moteur philosophique de notre société, où la médecine se trouve en pointe. « Dans notre monde, il n’y a de bonne singularité que morte » ajoute Baudrillard. « Ou alors, mais c’est la même chose, ressuscitée et enfermée dans notre univers muséal ». Que faire contre ce crime parfait du sujet qui s’organise en catimini (parfait, parce que sans mobile et sans meurtrier) ? Affirmer la primauté du langage sur le chiffrage du monde : autrement dit, défendre la possibilité d’une ambivalence. Or justement, la médecine est l’une des dernières activités à produire une contre-culture fondée sur la personne en tant que singularité : à s’intéresser au sujet concret, imparfait, complexe, tordu, irrationnel, peu fable, anormal, mais à respecter comme tel, à accompagner, à libérer.
Bien sûr, la technique médicale progresse. Elle est par exemple très efficace en analgésie. Mais la souffrance, c’est autre chose. Elle relève du sens. Elle demande de s’appuyer sur d’autres sciences – psychologie, sociologie, philosophie, éthique. Il ne s’agit pas de résoudre un problème, comme dans le monde de la technique. Non : la grande affaire, dans ce domaine – ce qu’il faut enseigner – c’est d’explorer le profond dans la vie du patient, le complexe, l’histoire dans laquelle il puise ses représentations, ses références et ses espoirs.
On se plaisait à entendre de remarquables conférenciers faire de la dentelle à propos du sujet humain, lors d’un colloque sur la transmission du savoir donné la semaine dernière en l’honneur de Marco Vannotti. On sentait la personne élevée à un rang de quasi transcendance. Mais on se disait en même temps : n’a-t-on pas atteint là un sommet ? Ne va-t-on pas vers une régression, qui commence tout juste, sous nos yeux, avec les transformations récentes du système de soins ?
De plus en plus, certes, une vision forte de la personne semble s’épanouir. Promue par Vannotti, et avec lui la PMU de Lausanne, elle touche la psychiatrie de liaison, le mouvement des médecins de premier recours (et leur nouvel Institut) et s’inscrit dans une veine d’enseignement mondialisée.
Mais d’un autre côté, regardons les modes qui font autorité dans le système de santé : efficience, DRG, contrôle informatisé, centralisation administratrice. Le principe central n’y est pas la relation comme respect de la personne, mais le trajet de soins. On y prêche certes la continuité. Mais cette continuité vise avant tout l’information et l’administration. La non-interchangeabilité des personnes tend à redevenir une question marginale, que l’on discute dans les pauses ou, pire, que l’on confie aux éthiciens ou aux anthropologues.
Le trouble ne vient pas que de l’évolution du système de soins. La science aussi, comme le rappelle Baudrillard, joue un drôle de rôle. Qu’est-ce que le savoir médical, en effet ? Une étrange construction épistémologique : aux humains, à leurs plaintes, à leurs souffrances viennent répondre et du coup se mêler l’informatique (et l’intelligence artificielle), l’imagerie (et la réalité virtuelle), la génétique, les médicaments et, de façon croissante, les transplantations, les implants, les cellules souches… Humains et machines sont devenus inséparables. Les nouvelles technologies ont changé non seulement le pouvoir de la médecine, mais aussi ses limites, le normal et le pathologique, les représentions du corps. Elles se sont hybridées avec la culture. Et c’est de cela qu’il faut parler dans l’enseignement : tout se mélange, dans l’aventure médicale, du progrès scientifique et de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Seuls résistent, hors toute hybridation, comme d’insolites vestiges de conscience, le sens ou le non-sens que le sujet donne à la souffrance et à la mort, sa révolte devant la maladie, son besoin de parler, sa volonté de comprendre, sa liberté et l’angoisse qui s’y rapporte.
La médecine de la personne, celle qu’il s’agit d’enseigner, selon Vannotti et ses épigones, vit dans un drôle d’espace, à la rencontre de différents savoirs. Ou plus exactement, à l’interstice de trois approches : sciences exactes d’abord, sciences humaines ensuite et expérience personnelle enfin. N’appartenant en propre à aucune de ces approches, jouant le rôle de rencontre et de discussions entre toutes, elle souffre de son statut mal défini. D’où sa fragilité. La médecine a tendance à être attirée par la plus puissante – et lucrative – des démarches : la première. Mais ce mouvement menace l’équilibre du système. Et si se brisait le cadre interstitiel où il se définit, le sujet humain pourrait bien quitter définitivement la place qu’il occupe dans notre culture. Il se trouverait absorbé dans la puissance croissante du numérique et du virtuel, deux productions d’une intelligence artificielle au statut de plus en plus étrange. Autrement dit, on verrait l’artifice faire disparaître l’individu humain, son concepteur, sans combat, au nez et à la barbe de lui-même.
La médecine de la personne ne s’oppose pas à la technique, mais refuse sa prétention de produire un savoir intégral. La défendre demande de prendre position : oui, le savoir médical repose sur une hiérarchisation. Plus pertinent que la réalité informatisée qui le décrit de part en part, il y a la personne. Pour définir le souhaitable, son point de vue prime sur la connaissance chiffrée, étudiée statistiquement, validée par directives, exhibée sur écran d’ordinateurs. Pourquoi ? Parce que dans le monde humain, il n’existe pas de mieux absolu. Pas de destin général, mais des bonheurs et des malheurs spécifiques à chaque individu (et à chaque époque). En raison, pour le dire autrement, d’un principe d’incertitude qui depuis longtemps porte l’aventure évolutive : « la vie se présente comme une aventure dont on ne sait ce qui en elle est essai et ce qui est échec », selon la formule de Georges Canguilhem.
Transmettre le savoir, enfin, c’est produire un discours sur le savoir. C’est affirmer, prendre position, dégager du sens. Le discours sur le savoir importe autant, voire davantage, que le savoir lui-même. Il est le théâtre des guerres visant à la domination. Quantité de dispositifs essaient de s’en emparer, de le contrôler, de décider de ses formes. Il porte les idéaux de l’époque, ceux pour lesquels semble vivre le monde : idéal de progrès, idéal de pureté, de perfection, de bien-être. Il représente l’enjeu décisif du pouvoir. C’est à son niveau que donc doit se mener la résistance en faveur du sujet : en faire l’idéal au-dessus des idéaux.