Il y a quelques semaines à l’occasion d’une riche polémique concernant les droits de propriété post mortem du sperme ou des embryons humains conservés par congélation (Revue médicale suisse du 14 octobre 2009) nous conseillions la lecture d’un récent et bien revigorant ouvrage ;1 un ouvrage signé de Ruwen Ogien, directeur de recherches au Cnrs et spécialiste d’une philosophie dont l’usage veut qu’elle soit qualifiée de «morale». «Comme souvent dans ces colonnes lorsque nous citons un ouvrage qui nous semble hautement instructif, nous sommes tentés d’annoncer que nous y reviendrons, que nous tenterons d’en préciser la portée, l’originalité, la spécifique substance. Osons dire, cette fois, que nous allons ici tenter de passer de l’annonce à la promesse» écrivions-nous.
Chose promise est, on le sait, généralement due. Ouvrage revigorant, donc, en ce qu’il va délibérément à l’encontre du discours dominant dans le champ de la bioéthique sans pour autant tomber dans le piège des provocations outrancières. C’est que l’auteur, rompu aux finesses de la philosophie morale (discipline sans aucun doute plus architecturée que la jeune «bioéthique») prend bien garde d’exposer l’éventail des argumentaires des parties en présence. Il propose à son tour ses arguments et ses objections, attendant à son tour qu’on les lui discute. C’est une forme de débat sans fin et sans vainqueur dès lors que les règles du duel ne sont pas précisément posées. C’est qu’en la matière il faut toujours remonter dans l’échelle des causalités et des principes premiers.
Reste néanmoins le cadre autodéfini par l’auteur, et le concept original qu’il expose et défend ; celui de «crimes sans victimes» forgé dans le champ de la philosophie du droit. Un concept dérangeant qui a commencé à se poser via la criminalisation de la prostitution, de la sodomie ou d’autres relations sexuelles réunissant des adultes consentants, condamnées au nom, par exemple, de la nature ou de la morale. Question : mais, à propos, où sont les victimes ? Quant au cadre choisi par l’auteur c’est celui de l’action de l’Etat aux deux extrémités de la vie humaine ; deux extrémités qui sont désormais paradoxalement taraudées par la pratique médicale qu’il s’agisse de permettre la vie, de la prolonger ou – à l’inverse – de l’abréger quand il ne s’agit pas de s’y opposer.
L’auteur observe certes que – dans le monde occidental du moins – «l’Etat s’abstient de prendre position sur la question de savoir s’il faut se réjouir d’être né ou s’il faut considérer que c’est la pire chose qui nous est arrivée».a Il ne privilégie aucune option métaphysique à propos de la vie et de la mort, ne tranche pas entre les Lumières et Thomas d’Aquin. Pour autant, derrière la laïcité de façade, nous savons qu’il ne cesse, sur son territoire, de contrôler de façon directe et coercitive le début et la fin des existences humaines. En France, la loi de bioéthique associée à la criminalisation de la pratique du suicide médicalement assisté en constitue une pleine et entière illustration.
L’auteur soutient donc que «c’est aux parents d’intention et aux mourants que devrait revenir la décision finale en matière de procréation et de fin de vie» ; avant d’ajouter aussitôt qu’il est pleinement conscient de s’exposer à certaines accusations, comme celle de vouloir faire porter «tout le poids d’un choix particulièrement tragique à des personnes particulièrement vulnérables». Mais pour lui, il s’agit avant tout «d’une affaire qui concerne la société dans son ensemble et ses mécanismes de solidarité». La place nous manque, et c’est tant mieux, pour en dire plus sur cet ouvrage ; bréviaire inattendu (non dénué de jésuitisme) qui permet à chacun, et en langue française, d’affûter au mieux ses arguments pour les prochaines rencontres sur le pré ; rencontres des idées et des pratiques. Avec, en toile de fond, les questions essentielles de l’indisponibilité (ou de la non-patrimonialité) du corps humain. On peut aussi le dire autrement : suis-je pleinement propriétaire de moi-même ?