Il existe – et c’est heureux – des ouvrages dont les titres ne révèlent qu’une fraction de leur contenu. Ainsi celui que vient de signer Anne-Marie Moulin chez Odile Jacob.1 Médecin et directrice de recherches en philosophie au Centre national français de la recherche scientifique, elle pose, d’entrée, une question qui pourrait sembler bien éloignée de nos quotidiennes préoccupations : pourquoi les princes ont-ils depuis toujours choisi d’être soignés par des médecins étrangers ? L’auteur triche : c’est là, en réalité, une invitation à un riche voyage dans le temps et dans l’espace ; un voyage qui s’achève sur une nouvelle et contemporaine interrogation : ne sommes-nous pas à la veille d’une révolution ; celle de l’avènement du «patient-roi» ?
S’intéresser aux médecins des rois impose, pour une large part, de traiter de la singularité du corps de ces derniers ; ou encore, pour mieux le dire, des «deux corps du roi», cette doctrine médiévale élaborée dans différents contextes par des juristes occidentaux.2 On connaît l’essentiel de cette fiction qui a peut-être pour objet principal de faire que jamais le pouvoir ne faiblisse : «la formule oppose une essence permanente et quasi inattaquable à la caducité d’un corps périssable». «Aux vicissitudes d’un corps souffrant s’opposent un corps de gloire, un intellect qui ne fait jamais de pause, écrit Anne-Marie Moulin. La distinction entre deux corps, ordinaire et extraordinaire, qui fait partie du baroque juridique, s’impose dans une monarchie de droit divin, où le souverain échappe aux lois ordinaires et opère comme un vicaire de Dieu.» Reste que le corps périssable peut souffrir, qu’il doit durer autant que faire se peut, qu’il réclame immanquablement la présence d’un médecin, voire, bien souvent, de plusieurs. Compromis subtil entre la puissance affirmée de l’un et les pouvoirs attribués à l’autre.
«Ces souverains qui jouaient avec le mythe de leur immortalité et dont la vitalité garantissait la viabilité du royaume n’ont jamais manqué de médecins à leurs côtés, rappelle ainsi l’auteur. Les pharaons, dieux vivants dont l’existence terrestre n’est qu’un prélude à leur envol dans l’azur de l’éternité, n’ont pas dérogé à cet usage.» Etrange et paradoxale situation que celle du médecin chargé du corps du roi et qui n’est pas sans point commun avec celle du fou. Et mise en abyme thérapeutique quand le souverain dispose du pouvoir de guérir certains de ses sujets (les fameuses écrouelles dont nul ne sait s’il s’agissait bien d’adénites tuberculeuses) sans pouvoir se l’appliquer à lui-même, étant bien entendu qu’il n’était là qu’intermédiaire humain du divin («Le roi touche. Dieu te guérit»).
Est-ce parce qu’il se situe et œuvre à l’intersection du sacré et de l’organique, du pouvoir et du savoir que le choix du prince ou du roi se porte presque toujours sur un médecin étranger ? Peut être. Sans doute. «A y regarder de plus près, l’étranger à la cour du prince est en fait un otage, et la survie du souverain est gage de la sienne, écrit Anne-Marie Moulin. En s’attachant les services d’un individu dépendant totalement de lui, le prince s’assure un dévouement à toute épreuve. Le médecin ne dispose pas d’un réseau au sein d’un pays qui n’est pas le sien et n’a des devoirs qu’envers son protecteur.» Mais observer et analyser le rôle de ce praticien hors de l’ordinaire permet à l’auteur de prolonger une réflexion qui dépasse de beaucoup cette seule situation. Elle montre ainsi comment la santé du roi évolue vers la santé du peuple, plus connue aujourd’hui sous l’appellation santé publique. Elle s’attache aussi au «modèle royal de la clinique», l’attention sans relâche portée aux particularités du royal patient étant le point de départ d’une pratique médicale soucieuse de la personnalité du malade.
«Tout se passe au fond comme si les médecins du roi avaient été les dépositaires privilégiés et les passeurs au cours de l’histoire d’un certain idéal de la médecine, à savoir l’étude en finesse de l’individualité, écrit-elle. L’écoute et le soin d’un malade qui ne ressemble à aucun autre leur apparaissaient comme la norme du métier et non l’exception, en des temps où pourtant la plupart des hommes et des femmes naissaient et mouraient sans avoir rencontré un docteur en médecine.» Et l’on doit au célèbre Ambroise Paré (vers 1510-1590) la fière proclamation selon laquelle il soignait ses malades «comme des rois» ; Paré qui en avait servi – sinon sauvé – quatre.
Ainsi, la pratique historique du médecin du prince peut, à bon droit, être considérée comme la plus précoce et la plus complète expression de la clinique individuelle. Observation minutieuse de tous les instants, connaissance approfondie de la royale personne à qui il est attaché, thérapeutique prétendument adaptée à ses particularités, ces médecins «illustraient parfaitement un idéal formulé par la tradition hippocratique-galénique comme par la science médiévale arabe». L’idiosyncrasie émergeait, prolongée bien plus tard par l’immunologie, la génétique et, aujourd’hui la multiplicité des biomarqueurs. Mais il fallut aussi, à l’inverse, compter avec l’immanquable standardisation de la pratique médicale inhérente à l’élargissement de cette même pratique à des couches toujours plus nombreuses de la population. Standardisation suivie du recours croissant aux outils statistiques avec les conséquences que l’on sait : raisonnement médical et pharmaceutique ne concernant plus qu’un homme «moyen» et fondé sur des faisceaux de probabilités.
Catégorisation à l’extrême de la démarche diagnostique et thérapeutique avec ce tunnel sans véritable issue qu’est la trop fameuse evidence-based medicine (dont on ne parvient décidément pas à donner une fidèle traduction en langue française) et dont Anne-Marie Moulin nous dit que l’avènement (au début des années 1990) a correspondu avec le moment où l’on «prit congé avec la médecine du prince». Reviendra-t-elle ? Ou, plus précisément n’est-elle pas déjà revenue via la coexistence d’une médecine «officielle» («cosmopolite», «occidentale», «européenne», «allopathique») et celles qui ne le sont pas. Et ce n’est pas le moindre mérite de ce décidément bien riche ouvrage que d’inverser son sujet pour s’achever sur une interrogation fondamentale : «Vers le patient-roi ?»