Prenons, pour une fois, prétexte de ce nouveau rituel sanitaire qui voit un nombre croissant de journées « dédiées » à une maladie. Ainsi le dernier jour de notre joli mois de mai était-il baptisé « Journée mondiale sans tabac » ; initiative planétaire visant à attirer une nouvelle fois l’opinion publique sur de multiples affections liées à la consommation de cette drogue légale autant qu’industrielle. Et prenons aussi pour amical et confraternel prétexte l’éditorial que signe Jean Deleuze dans la dernière livraison de La Revue du Praticien.
« On aurait aimé ne pas consacrer encore un éditorial au tabagisme, tant on a le sentiment sur ce sujet de rabâcher au risque de lasser les lecteurs. Mais voilà, sur ce front, les nouvelles sont si mauvaises… écrit-il. Lorsqu’en janvier 2008, l’interdiction de fumer dans les lieux publics était entrée en vigueur, le chef de l’Etat [français], face à la colère des buralistes, avait reçu leur représentant. Ce dernier, à l’issue de cet entretien, avait promis à ses ouailles de bonnes nouvelles sur la nature desquelles on s’était beaucoup interrogé. Divine surprise pour les industriels du tabac et les débitants, on comprend bien, deux ans après, que la bonne nouvelle est que la lutte contre le tabagisme n’est plus une priorité gouvernementale. Comme on s’y attendait, la faible augmentation des prix décidée il y a quelques mois n’a eu aucun effet dissuasif (si ce n’est d’enrichir les industriels) alors que, dans le même temps, aucune initiative d’envergure n’a été prise sur le sujet. Ainsi, par exemple, l’arrêté qui doit permettre d’apposer des images chocs sur les paquets de cigarettes n’est toujours pas paru (alors qu’il s’agit d’une directive européenne datant de 2005 et déjà en cours dans de nombreux pays). Face à une telle inertie, il fallait bien s’attendre à ce que les indicateurs passent au rouge. »
Et de fait les « indicateurs » (français) sont bel et bien « passés au rouge ». Ainsi un méchant paradoxe veut-il qu’en France la « Journée mondiale sans tabac » ait été organisée dans un contexte de reprise générale de la consommation tabagique et ce en dépit des mesures d’interdiction de fumer dans les lieux publics prises en 2007 puis étendues en 2008. De ce point de vue, le bilan que vient de publier pour l’année 2009 l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) est on ne peut plus édifiant.
Ce précieux bilan met en lumière deux phénomènes à la fois essentiels et, sans aucun doute, complémentaires. Le premier est que les ventes des cigarettes sont largement reparties à la hausse (+ 2,6%) en 2009. Le second est que, dans le même temps, les ventes en pharmacie des traitements de substitution nicotinique pour aider au sevrage se sont effondrées : 350 000 personnes traitées de moins entre 2008 et 2009, soit une baisse de 21,5%. Comme toujours soucieux de contester – ou de biaiser – toutes les informations sanitaires négatives directement associées à leur activité professionnelle, les industriels du tabac affirment que les chiffres concernant l’augmentation de la consommation ne sont qu’un mirage : ils ne seraient en réalité que la conséquence d’une… diminution des achats transfrontaliers de cigarettes.
Le phénomène de la reprise de la consommation semble être directement associé à la récente politique des prix adoptée par le gouvernement ; politique largement dénoncée par les membres du corps médical militant ouvertement contre la consommation de tabac. Pour rester dans l’histoire récente, addiction ou pas, l’existence d’une relation de causalité entre une hausse importante des prix de vente et la réduction de la consommation est amplement démontrée. Ainsi l’augmentation de 37% intervenue en octobre 2003 et janvier 2004 avait été suivie d’une baisse de 27% des ventes de tabac ; une baisse compensée il est vrai (mais pour une proportion inférieure à la moitié) par des « achats frontaliers ». A l’inverse, les augmentations intervenues depuis 2007 (à la fois faibles et très inégales selon les marques) n’ont pas eu d’effet sur les ventes.
C’est dans ce cadre que le bilan 2009 de l’OFDT dresse une nouvelle et inquiétante cartographie nationale de la consommation de tabac et de ses conséquences ultérieures. Ce tableau de bord donne depuis 2004 une vue synthétique de l’évolution des principaux indicateurs liés au tabagisme, à la prise en charge des fumeurs et aux actions de prévention et d’information. Et le bilan de la sixième édition de cet exercice n’est pas le plus réjouissant pour les responsables français de la santé publique. Il nous annonce que les ventes de tabac ont globalement augmenté en 2009 : le total de 64 664 tonnes vendues en France métropolitaine en 2009 correspond à une hausse de 2% par rapport à 2008. Cette évolution s’explique par l’augmentation des ventes de cigarettes (+ 2,6%). Les ventes de tabac à rouler ont au contraire régressé (- 1,9%). Cette baisse a cependant un impact limité au niveau global, le tabac à rouler ne représentant qu’environ 11% du total des ventes en 2009. Il est à noter que cette part est pour la première fois en diminution depuis 2004. Les augmentations de prix de janvier et de novembre 2009, qui ont renchéri le prix moyen du tabac à rouler de près de 60 centimes, ont interrompu la hausse quasi continue des ventes de cette catégorie de produit. La croissance des ventes de cigarettes est survenue dès le printemps 2009. L’augmentation du prix du paquet de 30 centimes en moyenne (+ 5,7%) intervenue en novembre 2009 n’a pu jouer que sur les deux derniers mois de l’année et ne paraît pas encore avoir eu d’influence sur les ventes.
Les spécialistes de l’OFDT notent une nouvelle fois que l’évolution des ventes de cigarettes semble fortement liée à celle des prix. Lorsqu’ils n’augmentent pas ou peu, les ventes semblent rapidement repartir à la hausse. Ainsi, la stabilisation des prix entre 2004 et 2006 s’était traduite par une augmentation conséquente des ventes en 2006. La tendance au repli des ventes entre 2006 et 2008 a ensuite été concomitante à la reprise d’un mouvement de hausse des prix ainsi, il est vrai, qu’aux mesures d’interdiction de fumer dans les lieux collectifs entrées en vigueur le 2 février 2007 (dans les entreprises, administrations, établissements scolaires, établissements de santé), puis le 1er janvier 2008 (dans les « lieux de convivialité » : cafés, hôtels, restaurants, discothèques, casinos).
Comment mieux parler de l’impuissance schizophrénique du politique quant à une addiction fiscalisée ?
(A suivre)