Le plus préoccupant, dans l’incapacité qu’ont montré les cantons de s’entendre, la semaine dernière, sur un début de regroupement de la médecine de pointe, ce n’est pas le temps perdu, ni même le gâchis de ressources. C’est ce qui était révélé de la mentalité qui domine le système de santé suisse. Pour bien comprendre, il fallait lire l’interview du conseiller d’Etat zurichois en charge de la santé, Thomas Heiniger, dans Le Temps du 2 juin. Un modèle d’arrogance et de travestissement de la réalité. « Lors de la consultation, dit-il, une majorité des 26 cantons s’est prononcée pour la stratégie avec les trois centres actuels de transplantation, à Zurich, Berne et Lausanne ». Faux : en réalité, des dix conseillers d’Etat délégués par l’ensemble des cantons pour décider, trois seulement (Zurich et ses satellites) ont voté le statu quo. Trois : c’était justement le minimum pour obtenir une minorité de blocage. Le conseiller accuse ensuite le groupe d’experts de « ne pas avoir comparé les mêmes années pour juger de la qualité ». Faux, là encore : le groupe n’était évidemment pas composé de simples d’esprit et a bien utilisé les mêmes critères et les mêmes années pour comparer les centres.
C’est donc à une prise de pouvoir zurichoise que l’on assiste. Le canton le plus fort montre les muscles, ment, fait comprendre qu’il ne cédera rien. La coopération intercantonale ? Bullshit. On comprend que les cantons universitaires romands aient décidé, du coup, de ne rien lâcher de sérieux.
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Syndrome de la Communauté européenne ? Oui, en quelque sorte. Pour qu’un ensemble de nations fasse communauté, il faut qu’existent une confiance réciproque et des instruments de solidarité. Si la compétition et la loi du plus fort règnent sans contrepartie, aucune construction communautaire n’est possible. En ce qui concerne le système suisse de santé, on doit se demander : quelle est l’entité qui fait communauté ? La Suisse, ou chaque canton pour lui-même ? Si c’est la Suisse, alors le moment est venu d’en tirer les leçons et d’organiser une vision, une politique, une passion communes pour la santé. Si c’est chaque canton, arrêtons le simulacre de fédéralisme et préparons-nous au déclin de la santé comme système.
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Prenez un autre problème de niveau suisse géré (ou plutôt : non géré) à l’échelon cantonal : la formation des médecins. Face à une menace de forte pénurie, notre pays tergiverse. S’angoisse dans l’inaction, produit des rapports, se dédouane par des colloques. Ce fatalisme léthargique tranche avec le réalisme d’autres pays. Prenez les Etats-Unis. Confrontés à la même pénurie, posée en des termes identiques – manque de médecins de premier recours, importation massive de médecins déjà formés, vieillissement des praticiens installés et besoins accrus d’une population vieillissante – ils ont décidé d’agir. Pas en bricolant dans le détail. Non : à la hauteur du défi. Après deux décennies de situation gelée, ils projettent d’ouvrir dix-huit nouvelles écoles de médecine.1,2
Quand les cantons suisses empoigneront-ils enfin le problème ? Quelle gravité supplémentaire la crise devra-t-elle atteindre pour qu’apparaisse une impulsion fédérale ? Pour quelle raison Fribourg, le Valais et Neuchâtel ne lanceraient-ils pas aussi des écoles de médecine, en partenariat avec les centres universitaires ? Osons même penser plus large : puisque manquent avant tout les ressources cliniques, pourquoi ne pas créer une seule école de médecine reposant sur un réseau suisse romand unifié et ramifié à la fois ?
Il faudrait secouer les universités, les hôpitaux, les cantons, changer les modèles de formation, envoyer des bataillons de stagiaires dans le privé, en ville et en campagne, bref, tout revoir ? Oui, mais nous n’avons pas le choix. Ou alors, lentement, le système de santé suisse perdra son éthique et la maîtrise de son destin.
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Harmoniser la médecine de pointe n’est que la partie la plus visible et la plus spectaculaire de la redistribution qui nous attend. A l’autre extrémité, les politiciens, ces jours, nous parlent beaucoup des réseaux de soins. Mais tout reste à penser dans les niveaux intermédiaires.
Pour progresser, la Suisse pourrait s’intéresser au reste du monde. Partant du constat que, dans les nations développées et riches, la santé ne peut plus se concevoir sans prendre en compte les inégalités d’accès aux soins, la recherche de qualité et l’augmentation des coûts, plusieurs pays, dont les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, Singapour et les Pays-Bas, ont développé des « centres universitaires de science sanitaire ». Leur ambition : sortir les facultés de médecine de leurs rails académiques. Les pousser à développer des médicaments et des technologies, certes. Mais aussi à expérimenter de nouvelles manières de pratiquer la médecine : des stratégies de soins plus efficaces, mieux intégrées, plus adaptées à la réalité des patients et plus proches de leurs désirs.
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Si l’on va au bout de leur logique d’ouverture, les « centres » universitaires de santé sont déjà dépassés, soutient un article récent du Lancet.3 Ses auteurs proposent donc de faire évoluer ces « centres » vers des « systèmes » académiques de santé. De ne plus se contenter de penser l’amélioration des soins à partir d’un lieu précis (le « centre » universitaire), mais d’intégrer toutes les formes d’approches sanitaires existantes. De créer, donc, un réseau de réseaux, où l’ensemble des aspects de la santé seraient testés scientifiquement. Puis – en cas de bons résultats – partagés, disséminés. Devraient en sortir de nouvelles structures de soins, systèmes d’information et de partage des données, manières de diffuser le savoir, méthodes d’enseignement.
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Reconnaissons-le : en Suisse, pour le moment, ce souffle ambitieux manque. Les politiciens pilotent le système du bout des doigts et confient l’essentiel du pouvoir aux assureurs. Ils ont raison de se soucier de l’harmonisation de la médecine de pointe. Mais l’urgence est tout autant de stimuler la créativité organisationnelle. Or, on sent que les réseaux qu’envisage de soutenir le Parlement (à la suite du Conseil fédéral) seront, dès leur naissance, figés, rigidifiés.
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La Suisse a le meilleur système de santé au monde, rappellent ceux qui plaident pour le statu quo. C’est vrai. Mais le monde change. Entre hôpitaux, entre spécialités, entre soins stationnaires et pratique ambulatoire, la science et la technologie redistribuent les cartes. La médecine devient systémique, comme le monde lui-même, et mieux vaut organiser les changements plutôt que les subir.
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D’où l’importance du processus démocratique. Ne pas succomber à la loi du plus fort. Discuter avec la base, les praticiens, ceux qui vivent les problèmes. Placer la concertation plus haut que la coercition. Ecouter les vieux de la vieille, les râleurs poétiques, autant que les vindicatifs et les forts à gros budgets brandissant des slogans.
Et placer sans cesse l’humain au cœur du progrès technologique. « La singularité du temps, selon les mots de Michel Serres, est à chercher entre le cognitif et le technique ».