Ce premier numéro de 2011 commence, comme le veut la tradition, une série de trois présentant les nouveautés en médecine de l’année écoulée.
La tradition veut également que, pour les deux premiers numéros de cette série, la rédaction de la Revue médicale suisse propose une interview d’une personnalité du monde médical, scientifique ou politique. En ce début 2011, nous avons décidé de modifier un peu nos habitudes.
Cette année 2010 a été marquée, dans les médias, par une abondance de nouvelles concernant directement l’avenir de la profession médicale : débats réitérés sur les assurances, prise de conscience de la pénurie de médecins et soignants qui marquera durablement les années qui viennent, préparation des décisions politiques sur les réseaux et les modes de financement… La médecine a été l’invitée permanente des salles de rédaction.
La presse a largement exprimé les opinions des décideurs et des médecins en place. Mais, au fond, que pensent de tout cela les médecins qui vivront ces changements ? C’est-à-dire les médecins de demain, ceux qui sont encore étudiants sur les bancs de l’université ou qui apprennent leur métier en tant qu’assistants/chefs de clinique dans les lieux de formation postgraduée. Nous avons décidé de leur demander leur avis.
Ainsi, nous avons réuni cinq «médecins de demain» : une médecin assistante en cinquième année de formation postgraduée et une cheffe de clinique en dixième année, toutes deux désireuses de s’installer mais sans projet arrêté. Un médecin assistant en sixième année de formation, visant la reprise du cabinet paternel dans un avenir proche, et un chef de clinique en neuvième année, en préparation de son installation imminente. Tous et toutes travaillant à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne et se destinant à la médecine interne/générale. Et enfin, un étudiant en médecine de sixième année de l’Université de Genève.
L’entretien a porté sur cinq thèmes
Les cinq médecins qui ont choisi cette formation sont enthousiastes, ils parlent de leur chance d’associer chaque jour la beauté de la relation et la volonté de soulager la souffrance : pour eux, leur métier n’est pas un métier comme les autres et ils/elles se réjouissent de le pratiquer. «Chaque jour est différent. On a des surprises, c’est riche…». «Savoir qu’on va accompagner certains patients jusqu’à leur mort est un privilège».
A la question de savoir si le médecin est «interchangeable», question indirectement liée à la notion du libre choix du médecin par le patient, et à l’importance du lien singulier entre le patient et son médecin traitant, la réponse est généralement «non». A une nuance près, importante : celle émise par une assistante très concernée par la question du travail à mi-temps. Pour généraliser le travail à mi-temps, il faudra permettre un certain degré d’interchangeabilité, condition probablement nécessaire pour maintenir une certaine «fluidité» de la patientèle. La pratique à temps partiel est plébiscitée par tous les intervenants. «Le temps partiel permet d’assurer la qualité des soins. En ayant soi-même une certaine qualité de vie, ça nous rend plus disponible pour nos patients». A cet égard, nos interlocuteurs tant hommes que femmes expriment une certaine amertume devant la timidité des institutions de formation postgrade de vraiment empoigner le problème. Ils ou elles acceptent mal que la politique des institutions à ce sujet soit finalement décidée quasi exclusivement par les chefs de service.
«… “Savoir qu’on va accompagner certains patients jusqu’à leur mort est un privilège” …»«… “S’il veut continuer de pouvoir assurer une médecine de qualité, le médecin va devoir faire des sacrifices” …»
Les deux médecins qui connaissent déjà leur lieu d’installation savent déjà qu’ils auront une patientèle importante. En effet, l’un va reprendre le cabinet de son père, qui travaille seul avec une très grande patientèle et qui va lui remettre son cabinet au moment où, dans cette ville, plusieurs autres médecins terminent leur activité et n’ont pas encore trouvé de remplaçant. L’autre va rejoindre un cabinet de groupe dans lequel tous les médecins travaillent à temps partiel et croulent sous la demande. Lui-même travaillera aussi à temps partiel.
Tous apprécient le fait de n’avoir pas d’inquiétude financière concernant leur avenir, mais sont un peu désemparés face à la quantité de travail qui les attend. Tous pensent que ce sera le cas pour la quasi-totalité des médecins de premier recours compte tenu de la pénurie annoncée. «Beaucoup de mes collègues installés pensaient pouvoir commencer gentiment, mais assez vite tous se retrouvent au maximum de ce qu’ils avaient prévu». Comment «protéger» sa vie privée ? La piste qui est proposée par l’étudiant est le partage du travail avec des infirmières de pratique avancée, ce qui, à son avis, fera forcément partie du futur. «S’il veut continuer de pouvoir assurer une médecine de qualité, je pense que le médecin va devoir faire des sacrifices sur certaines prestations qu’il devra déléguer à d’autres personnes». Mais la plupart des jeunes médecins craignent de perdre dans un tel système la force et le plaisir de la relation. «Si on part dans cette direction, on n’est plus le premier recours généraliste». Ils ne voient pas beaucoup d’autres pistes…
«… “S’il veut continuer de pouvoir assurer une médecine de qualité, le médecin va devoir faire des sacrifices” …»
Aucun de nos interlocuteurs n’estime avoir une connaissance suffisante des modèles futurs de soins, réseaux, systèmes de financement, etc. «J’en ai entendu un peu parler mais je ne m’y suis pas suffisamment intéressé pour voir comment ça fonctionne». «Qui prend la décision dans les réseaux ?». Ils en entendent très peu parler dans leur formation et sont trop pris par leur activité pour suivre ce qui leur semble très complexe et, surtout, quasi toujours sujet à un double discours, encourageant et décourageant… Dans les faits, ils ne s’inquiètent pas trop, en pensant surtout que la médecine de premier recours sera toujours présente. «La passion pour le métier va rester, d’une manière ou d’une autre».
A part l’étudiant, tous nos interlocuteurs sont en cinquième ou sixième année de formation postgrade. Ils ont vécu des années prégraduées alors qu’il y avait peu d’exposition à la médecine de premier recours et, pour eux, c’est un des éléments les plus importants qui a amené une certaine désertion de la médecine de premier recours dans leur génération. «On n’est pas préparé au cabinet durant nos études (…) on apprend à intuber des gens puis on nous dit «en fait ce n’est pas ça que vous allez faire, c’est autre chose», on se dit : On nous a caché des choses, ça va être quoi mon métier ?». Ils espèrent que les modifications introduites dans le curriculum aussi bien pré que postgradué seront un élément important pour changer cette situation. Néanmoins, l’étudiant fait remarquer que, dans sa génération, l’aspect financier joue un rôle plus important et que, de ce fait, l’asymétrie de revenus entre spécialistes et généralistes joue un grand rôle. «Certains étudiants disent : la médecine de premier recours m’intéresse énormément mais au vu des conditions financières, je ne ferai pas ça». Comment changer cette situation : mieux réaliser une neutralité des coûts, en diminuant les revenus de spécialistes ? Avis du groupe très partagé à l‘idée de créer une guerre entre généralistes et spécialistes… «Nos patients pourraient en souffrir».
Malgré le peu de différence d’âge, on note des avis très divergents sur les fondamentaux de la pratique médicale. Les médecins plus expérimentés considèrent la dévotion à l’égard des patients comme intangible et la préoccupation financière est pour eux secondaire. Les plus jeunes acceptent d’un soupir fataliste des revenus inférieurs aux spécialistes, pour autant que leur qualité de vie soit préservée. Bon nombre d’étudiants, enfin, verraient la dimension financière comme un élément déterminant du choix d’une carrière.
Nos interlocuteurs font partie de la génération qui a succédé immédiatement à celle qui a, dans les hôpitaux, mené une bataille pour les «50 heures» couronnée d’un remarquable succès. Se sentent-ils ou elles une âme militante pour de nouvelles batailles ? Pour une augmentation des places à temps partiel dans la formation ? Pour solliciter une aide politique à l’installation des cabinets de groupe dans tout le pays ? Pour changer la rémunération des généralistes ? Pour éviter que les réseaux futurs ne répondent qu’à des incitatifs économiques ?
Les réponses divergent, mais parmi nos interlocuteurs, le combat professionnel ou politique ne semble pas constituer une préoccupation dominante, notamment en raison de la difficulté à identifier l’adversaire : «Les jeunes médecins de premier recours “tiennent le couteau par le manche” car ils sont rares et indispensables, mais contre qui le pointer ?».
En conclusion, cet entretien a mis en évidence une relative sérénité des médecins interrogés face à leur avenir professionnel. Ils sont convaincus de la pérennité d’une médecine où le thérapeute connaît ses patients et où il tisse des liens forts avec eux, que ce soit de manière indépendante ou par le biais d’un système de soins intégrés. Mais ils sont inquiets de la surcharge de travail qui les attend et de son impact sur leur vie hors cabinet qu’ils ressentent comme essentielle à leur équilibre. Devant cette crainte, ils projettent de développer des stratégies de protection, comme les cabinets de groupe, le partage des tâches avec des infirmières, la restructuration des systèmes de garde, et surtout l’activité à temps partiel.
Les généralistes de demain savent qu’ils vont exercer un métier fascinant par la responsabilité qu’il leur confère, et par la richesse qu’il leur apportera. Ils ont l’intention de l’exercer avec l’indispensable sens du service qui y est lié. Mais ils ont l’intention de lui imposer un cadre qui préservera leur qualité de vie, et par là, entretiendra leur enthousiasme à soigner leurs patients.
Reste la question (qui est aussi la leur) : pourront-ils encore soigner tout le monde ?