Ce mercredi de fin décembre l’ICN Blaise Cendrars glissait vers Bâle et Klimt, Shiele et les Grecs d’Erétrie, le long des rives superbement silencieuses et grises du lac de Bienne. Il faisait bon dans la belle voiture moderne bercée dans la quiétude de la matinée débutante, j’avais déjà présenté le bon côté de mon abonnement demi-tarif à la contrôleuse affable et souriante, la cinquantaine bien sonnée. Les vignes nues et à peine enneigées, les cabanons de jardins fermés. L’île St-Pierre à un jet de regard. Je laissais voguer une petite dose de nostalgie à l’approche de la ville de ma jeunesse. «Mesdames et Messieurs nous arrivons à Bienne, voici vos correspondances... quai numéro 3, le train régional pour...». Non pas la voix travaillée enregistrée lisse autant qu’impersonnelle du quai de gare ou du couloir d’aéroport, ni non plus celle du téléjournal, mais la voix de la contrôleuse de tout à l’heure, l’accent des vallées jurassiennes, la phrase à peine maladroite, un petit cafouillage par-ci, une hésitation par-là, la syntaxe un peu troublée, une rudesse gaillarde dans l’intonation : le surgissement de l’imperfection convie la chaleur dans la voiture high-tech, met des couleurs, donne son frémissement, sa chair à l’instant.
Monsieur Cassis, médecin, conseiller national et vice-président de la FMH sait ce que veulent les malades et ne connaît pas le doute. Il l’a dit à l’émission de TSR2 «Classe politique» du 13 décembre dernier à laquelle deux médecins généralistes esseulés étaient gentiment conviés : vos officines de quartier sont désuètes, vos petites valises ridicules, elles appartiennent au passé, les nouveaux médecins n’en veulent plus. La médecine générale en centres médicaux régionaux ou en réseaux pluridisciplinaires brille de feux prometteurs dans l’avenir tout proche qui est déjà là. Efficacité, rationalisation, économicité, ajoutons-y concurrence, en sont les condiments de base : les maîtres-mots du temps, qui poussent à nos portes les essoufflés, les délaissés, les rejetés du marché et les victimes des restructurations, porteurs tenaces d’un nombre grandissant de troubles pour lesquels les appareils de la médecine dure et molle peinent à définir un cadre nosologique et que, de ce fait, l’AI de Monsieur Burkhalter récusera brutalement.
La voix de la contrôleuse me ramène à mon métier. Quelle place y puis-je glisser pour cette gaucherie salvatrice, ce zeste de dissonance revitalisante ? Quelle place reste-t-il vraiment ? A-t-elle lieu d’être ? Comment dire et valoriser le discordant, le politiquement incorrect ? Quelle extra-territorialité revendiquer, défendre ou préserver pour que survive ce métier, c’est-à-dire une présence, ou une âme, un lieu qui laisse place à la complexité : à sa reconnaissance, à sa lecture et à sa traduction, complexité qui «est peut-être le nom épistémologique du tragique» ?1 Pour résister à sa normalisation, sa standardisation, à son dessèchement, à sa dilution dans l’anonymat de structures polyvalentes fonctionnelles et design, et d’accès facile, ou dans des réseaux aux standards de pratique impeccablement performants avec des acteurs interchangeables, serviles et peureux ?
Visite à domicile, il y a deux jours, chez Colette, souvenez-vous, la maîtresse femme enjouée et habillée de toujours avec goût, et ce regard et le mien lorsqu’il y a une année environ elle s’était égarée dans le test de la montre. Examen neuropsychologique, imagerie cérébrale, aménagement du domicile, mobilisation des services de soins, Aricept, contact avec l’association Alzheimer locale, réunions du réseau comme on dit, vous voyez ? Un malaise, une ou deux chutes, une fibrillation auriculaire connue, anticoagulée, puis plus, puis à nouveau après un petit accident vasculaire cérébral transitoire courtement hospitalisé. Cette femme attentive et affable rudoie depuis peu les soignantes, refuse la toilette, les renvoie à leurs autres affaires, une incontinence urinaire complique les choses et malmène les beaux lieux, la sécurité nocturne pose problème, la famille se fatigue mais redoute la perspective de l’EMS qui va manger la villa. Colette se réfugie dans un mutisme de plus en plus grand, le visage s’est assombri, tout sourire en a disparu, la télévision n’est plus regardée, le fauteuil est le lieu de la contemplation prolongée du vide, il faut être à ses côtés pour qu’elle mange. Le fils nous quitte pendant la visite pour une affaire urgente. Seuls, nous parlons à mots simples de son quotidien. Il pleut dehors, le temps est bas. La maison silencieuse. La parole revient, voici un sourire. Ma main sur la sienne. Un petit échange de qualité. Rien de bien médicalement structuré. Elle me reconduit à la porte. Je pars plus léger. J’entends ma petite contrôleuse. Je vois les rives du lac et la longue silhouette parfaite de l’ICN. Je fais un petit signe de main à Jean-Jacques Rousseau.