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A l’heure où nous écrivons ces lignes, des milliers de Norvégiens interprètent à Oslo une célèbre chanson intitulée «Enfants de l’arc-en-ciel». Il s’agit d’une chanson cible de la haine de celui qui, au même instant, est jugé dans la capitale norvégienne pour avoir tué 77 personnes ; neuf mois plus tôt, le 22 juillet 2011. Au même moment devant la justice de son pays, Anders Behring Breivik, 33 ans, écoute – imperturbable – les poignants témoignages des survivants de l’un de ses attentats à la bombe. Devant la Cour, Breivik a affirmé que l’auteur de la chanson (Lillebjoern Nilsen, 62 ans) constituait «un très bon exemple de marxiste» ; un extrémiste ayant infiltré les milieux culturels et dont le morceau servait au «lavage de cerveau des écoliers». Précisons que cet air est une adaptation de My rainbow race de l’Américain Pete Seeger.
On se souvient. En juillet dernier, Anders Behring Breivik a tué 69 personnes en tirant sur des centaines de jeunes travaillistes, réunis pour un camp d’été sur l’île d’Utøya. Peu de temps auparavant, il avait fait exploser une bombe dans le quartier des ministères à Oslo, faisant alors huit victimes. Aujourd’hui, le tueur ne conteste pas les faits : il les revendique. Pour autant, il plaide non coupable, qualifiant son geste d’«attaques préventives contre les traîtres à la patrie» ; des traîtres coupables à ses yeux de livrer la Norvège au multiculturalisme et à «l’invasion musulmane».
Pouvait-il ne s’agir là que d’un procès politique, celui d’un extrémiste islamophobe, prêt à tuer pour (l’histoire n’est pas sur ce point avare d’exemples) faire connaître et triompher ses certitudes et son camp ? Sans doute pas puisque nous sommes en 2012, sur le Vieux Continent, et que la Norvège est une démocratie ; une démocratie à bien des égards stoïque et exemplaire ; cette tragique affaire en témoigne depuis le premier jour. Et, en la matière, démocratie rime invariablement avec psychiatrie. L’une des principales questions que la Cour d’Oslo doit trancher est celle de la responsabilité psychique et pénale de l’accusé.
Pour ne pas déroger à une règle (non écrite mais généralement constante), un premier collège d’experts a jugé l’accusé psychotique tandis qu’un autre concluait qu’il était pleinement responsable de ses actes. Plus précisément, c’est au vu des conclusions de la première expertise qui concluait à sa démence (et du tollé qu’elle avait déclenché) qu’une contre-expertise avait été demandée par la justice suédoise ; contre-expertise qui avait conclu au caractère sain de l’esprit du tueur.
Imaginons un instant que la justice obéisse aveuglément aux ordres de la psychiatrie. Dans le premier cas, Breivik serait interné – durablement – en hôpital psychiatrique au terme de son procès. Ce qu’il refuse puisqu’il a (selon lui) agi avec la plénitude de son discernement. Dans le second cas, il serait condamné à la peine maximale soit, en Norvège, 21 ans ; une période qui peut être prolongée si un risque de récidive est avéré. Ce qu’Anders Breivik refuse également. Dans la logique absolue qui est la sienne une seule alternative : il réclame soit l’acquittement, soit la mort. Pire. Pour lui un internement psychiatrique serait «pire que la mort».
Quelle conclusion peut en tirer une démocratie qui a aboli la peine de mort alors que l’interné potentiel demande à en bénéficier ? Peut-on démocratiquement imposer à vie, à un citoyen, ce qu’il dit percevoir comme une lobotomie chimique ? Il évoque ici la lettre d’un militant nationaliste suédois décrivant son propre traitement dans un hôpital psychiatrique. «Il décrit ça comme atroce. Il bave assis à une table» a rapporté Anders Breivik. Ainsi, pour certains, baver assis à une table peut être nettement plus haut, sur l’échelle des atrocités humaines que tuer au hasard et par surprise 77 personnes sans défense. Et encore faut-il compter avec ce redoutable syllogisme : c’est précisément parce qu’il est militant nationaliste qu’il est la victime exposée au plus grave des racismes. Ils feignent de l’écouter mais en réalité ils n’ont de cesse de «délégitimer» tout ce en quoi il croit plus qu’à la vie (du moins plus qu’à celle des autres).
De la psychiatrie comme une nauséeuse mise en abîme, en somme. Hier, au huitième jour de son procès, Breivik a raillé le rapport des psychiatres (les Drs Synne Soerheim et Torgeir Husby) qui le présentait comme un schizophrène paranoïde. «La personne décrite dans ce rapport, ce n’est pas moi, a-t-il publiquement déclaré à propos du rapport de deux experts commis par la justice. Ce ne sont pas seulement des malentendus, ce sont des inventions diaboliques et fictives pour appuyer leurs hypothèses.» Lors de leur expertise, les deux psychiatres étaient selon lui «choqués émotionnellement». Ils auraient alors décidé dès le départ de le faire passer pour dément. «Si j’avais été un djihadiste barbu, je n’aurais fait l’objet d’aucune expertise psychiatrique», avait-il déclaré préalablement. Est-ce faux ? Veut-il dire par là que les djihadistes barbus commettant des actes terroristes ont rarement l’occasion d’être examinés par des experts psychiatres démocratiquement désignés ? Veut-il dire encore que, dans sa logique, il aurait dû être abattu par les forces de l’ordre norvégiennes le 22 juillet 2011 ?
De l’autre côté de la barre faut-il s’étonner qu’un schizophrène paranoïde ne se reconnaisse pas dans le portrait que des psychiatres brossent de lui ? Et s’étonner qu’il en veuille à ceux qui, le décrivant, pèsent sur son libre arbitre et sa destinée ? «80% du contenu des entretiens (sur lesquels les psychiatres se sont appuyés pour tirer leurs conclusions) est inventé», a-t-il affirmé. Selon lui, ces deux experts «étaient émotionnellement sous le coup et il leur manquait des compétences pour évaluer un auteur de violences politiques.» Et d’ajouter cet argument imparable qui fait que les maîtres de la logique campent volontiers sur les frontières de la folie : «Si j’avais lu la description de la personne décrite (dans le rapport de l’expertise psychiatrique), j’aurais été d’accord : cette personne relève d’un hôpital psychiatrique. Mais la personne décrite dans ce rapport, ce n’est pas moi».
Pour un peu, le couple démocratie-psychiatrie serait pris à son propre piège : Breivik déclaré sain d’esprit et pénalement responsable c’est paradoxalement accepter les lettres de créance de cet ambassadeur de l’idéologie islamophobe. Mais c’est aussi pouvoir la combattre sur son propre terrain. En revanche, porter chez Breivik – et contre son gré – le diagnostic de schizophrénie paranoïde, c’est bel et bien ranger cette idéologie et ses différentes formes d’expression dans la catégorie du pathologique inaudible parce qu’inacceptable. Mais en acceptant l’espace public du procès (qui plus est médiatisé à l’échelon planétaire), la démocratie offre gracieusement une scène formidable à ses multiples, délétères et suicidaires contradictions.
Ce texte reprend pour partie celui d’une chronique parue sur le site Slate.fr