Depuis quelques années, nous observons l’émergence d’un nouveau concept qui tend à devenir un nouveau modèle en médecine : «la médecine personnalisée». Cette «nouvelle» approche du patient, mais surtout de la maladie, s’est développée dans un terreau fertile, lié aux formidables progrès de la bio-informatique, de la biologie moléculaire, en résumé de la biomédecine dans son ensemble. Les chantres de cette approche médicale déclament que la médecine personnalisée va permettre de définir des profils individualisés de nos patients aux niveaux métabolique et génétique. Ces informations personnalisées ne vont pas seulement être utiles pour la médecine prédictive et préventive, mais devraient nous aider à prévenir ou à retarder les conséquences de certaines maladies chroniques. Nous allons ainsi pouvoir appliquer une prévention et des thérapeutiques ciblées en fonction du profil génétique et biologique du patient. La pharmacogénétique en est un bon exemple. En effet, plusieurs déterminants génétiques ont déjà été identifiés, comme par exemple des variations génétiques sur les CYP2C9, VKORC1 et CYP4F2, pouvant expliquer jusqu’à 40% de la variance de l’effet anticoagulant de la warfarine. Connaître ces variations génétiques devrait permettre de réduire les risques hémorragiques ou des sous-dosages médicamenteux. D’autres variations génétiques ont été identifiées telles celles de l’apolipoprotéine E qui peuvent expliquer en partie la bonne ou mauvaise réponse thérapeutique aux hypolipémiants et aussi comprendre sur le plan moléculaire les mécanismes de certaines dyslipidémies.
Dans d’autres domaines de la médecine, la sélection des patients répondeurs et non répondeurs est déjà pratiquée en oncologie pour certaines chimiothérapies. La génétique permet aussi d’identifier les risques de cancers du sein et du côlon dans les familles à risque. Ce nouveau modèle en médecine devrait aussi permettre de découvrir de nouveaux médicaments. Les autres bénéfices potentiels sont aussi de réduire les effets secondaires des médicaments qui pourront être proposés en fonction des profils génétique et métabolique du patient. L’industrie pharmaceutique s’intéresse évidemment à ce nouveau modèle.
La rhétorique de la médecine personnalisée met en avant des informations plus précises pour le diagnostic des maladies afin de pouvoir bénéficier d’une thérapeutique sur mesure en fonction du profil génétique du patient. Ce nouveau modèle en médecine n’est pas un phantasme des scientifiques, il devient actuellement un des modèles émergeants de notre médecine du XXIe siècle. Des profils de patients à travers des outils comme la pharmacogénétique et les métabolomes pourraient devenir des examens de routine pour nos futurs patients dans ces prochaines décennies. Ces prévisions pour notre futur sont déjà déclamées par des chercheurs renommés et par l’industrie pharmaceutique. Les argumentaires et le style autour de la «médecine personnalisée» rappellent l’émergence de l’Evidence-based medicine où étaient comparées l’approche traditionnelle de la médecine basée sur l’expérience du médecin et la médecine basée sur les preuves certifiées par des études scientifiques de qualité. Dans un des articles fondateurs, D. Sackett utilise d’ailleurs la même stratégie de communication que les promoteurs de la médecine personnalisée : une médecine triomphante éclairée par la preuve scientifique. Il existe cependant une face cachée de cette médecine personnalisée qui devrait contribuer aussi à une meilleure prise en charge de nos patients.
La face cachée de la lune est l’hémisphère qui est en permanence non visible depuis la terre mais qui représente l’autre moitié de notre astre nocturne. En médecine du suivi des patients, la face cachée de la médecine personnalisée est la rencontre quotidienne du patient et de son soignant. La médecine personnalisée est le terrain d’activités du clinicien, de l’infirmière et des autres professionnels de soins. Sur ce terrain, les réflexions, les sources et les outils sont aussi d’une autre nature. La nouvelle médecine personnalisée est et ne sera efficace que si elle continue à pouvoir se développer et s’enrichir par l’apport et la contribution d’autres disciplines telles que les sciences humaines, les arts, la philosophie, les sciences infirmières ou l’éthique. La consultation reste, et nous espérons restera, tout d’abord la rencontre entre des personnes avec des expériences différentes mais complémentaires autour de la maladie, du traitement et de leurs vécus. Le soignant n’est en effet pas le seul expert de la maladie et du traitement. Dans le suivi de porteurs de maladies chroniques, le patient devient par nécessité l’expert de sa maladie et de son traitement.
L’éducation thérapeutique, telle qu’elle fut pensée dans sa définition initiale par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), visait à aider le patient et sa famille à coopérer avec les professionnels de la santé pour vivre le mieux possible avec sa maladie et son traitement. Cette définition proposée par l’OMS était absolument capitale à l’époque pour légitimer cette discipline qui prend ses sources et ses outils bien au-delà des branches scientifiques. L’éducation thérapeutique avait besoin d’une reconnaissance dans le monde médical et chez les politiciens en charge de la santé. Cependant, il devient aujourd’hui nécessaire de repenser l’éducation thérapeutique dans sa définition, son champ d’action, voire même dans sa dénomination.
Il apparaît aussi important de redéfinir les acteurs qui peuvent être impliqués dans cette démarche thérapeutique. Sous l’influence de la pédagogie, de la psychologie et, plus récemment, des modèles du management, certaines écoles en éducation thérapeutique mettent au premier plan le développement et l’acquisition de compétences que doivent acquérir le patient et/ou son entourage. Le but étant pour mieux vivre avec la maladie et le traitement et limiter les entraves dans le vécu au quotidien. Ces stratégies ont permis d’uniformiser les pratiques pour passer de l’artisanat en éducation du patient à des modèles «formatés» et «protocolés». Ces formations non artisanales deviennent ainsi transmissibles et évaluables. Cependant, le danger nous guette dans cette approche «usinée».
Le psychanalyste français R. Gori, dans le cadre d’une conférence récente de la Société francophone du diabète, nous rendait attentif à une éducation du patient trop formatée qui pourrait induire le risque, voire le danger, de devoir tout mettre sous forme de protocoles standardisés. La démarche uniformisée risque d’effacer la part d’artisanat qui est une constituante essentielle de toute relation entre le patient et son soignant dans une médecine personnalisée. R. Gori nous mettait en garde contre le risque de faire disparaître l’empreinte du doigt du potier sur son œuvre. En effet, lors de la rencontre entre patients et soignants, nous percevons que quelque chose nous reste de nos entretiens et de nos rencontres entre soignants et soignés. Une démarche aseptisée et uniformisée entraîne un gros risque de perte dans la qualité de la relation thérapeutique. Le mot même «éducation» devrait peut-être être remplacé au profit de «accompagnement» thérapeutique. En effet, dans une médecine personnalisée, l’enjeu, la démarche et l’énergie émergent dans la coconstruction de la relation et de la recherche de solutions. En déplaçant le focus sur la relation, il devient alors nécessaire de problématiser, de réfléchir et de travailler sur les différentes composantes de l’accompagnement : le contexte, le patient, le soignant et la relation thérapeutique. La relation est en effet thérapeutique en soi pour les deux partenaires. Une approche personnalisée au niveau de la dimension humaine devrait faciliter la réalisation de soi et d’être au monde. Ces deux dimensions sont les bases fondamentales pour une bonne qualité de vie pour tout être humain selon la philosophe Martha Nussbaum.