Vous ne m’avez pas attendu. Au retour de mes vacances, j’ai appris que vous aviez franchi le miroir et gagné à jamais le pays des songes. Vous vous êtes noyé dans toute cette eau qui vous submergeait de l’intérieur comme autant de crues en pleine période de mousson. Tellement d’eau alors que vous aviez cette intarissable soif de vivre. Votre cœur n’en pouvait plus. Ses valves étaient malades. La mitrale était une vraie passoire. Au grand hôpital de la ville, on vous avait dit qu’on passerait un petit cathéter et qu’on irait réparer cette fuite. Avec des petites pincettes, clip, clip et le tour serait joué comme chez le plombier. Mais pour cela, vous devriez néanmoins patienter car il fallait vous inclure dans une étude. Ce discours très mécaniciste de la médecine vous convenait bien. Ne vous avait-on pas déjà changé les deux hanches et les deux genoux ? Ne me disiez-vous pas il y a quelques mois à la veille de l’opération de votre deuxième cataracte qu’après cela vous seriez un vieillard tout neuf ? Vous m’aviez même apporté à remplir votre rapport pour le service des automobiles. L’œil vif et le sourire en coin, vous me l’aviez tendu assorti d’un certificat de l’assureur stipulant qu’il pouvait vous compter parmi les meilleurs conducteurs assurés de sa société. Tout neuf à quatre-vingt cinq ans ! Seulement voilà : pour les pincettes mitrales, il fallait attendre et vous avez attendu. Longtemps. Malheureusement, pour un homme de votre âge, longtemps rime souvent avec tard et parfois même avec trop tard.
L’eau menaçait de franchir les dernières digues et barrages mis en place et vous m’interrogiez, inquiet, sur les conséquences d’une inévitable inondation toute prochaine. Pompiers impuissants, nous assistions aux ravages biologiques survenant à la chaîne quand un message confirmant l’acceptation de votre cas dans un protocole de recherche tomba du ciel. La Super Médecine, totalement déconnectée de votre réalité clinique, vous insufflait à nouveau sa toute puissance. Ainsi regonflé de belles promesses, au lieu d’accepter votre issue prochaine et de vous y préparer, vous êtes reparti à construire de nouveaux châteaux espagnols. Alors, comme Anne, cette chère sœur Anne, du haut de chacune de leurs tours, vous et moi avons méticuleusement scruté l’horizon. Nous avons guetté la convocation de cet Edouard aux Mains d’Argent, preux chevalier-chirurgien –cardiologue. Hélas, elle n’est jamais venue.
Alors, à l’occasion de notre dernière consultation avant la pause estivale, le regard déjà un peu absent et conversant avec l’invisible, vous m’aviez dit que vous compreniez qu’il n’y avait pas d’éternité ici bas, que réparer sans cesse un organisme usé n’était qu’illusion et que, de toute façon, vous étiez fatigué d’attendre. Fatigué d’attendre un miracle de la part de ces hommes qui traitent Dieu comme un confrère et l’humain comme un organe ? Sans doute. Toujours est-il que vous acceptiez que le train de la médecine de pointe vous laisse à quai. Vous reconnaissiez qu’il y avait un temps pour tout, même pour renoncer.
On me rapporta que votre départ fut paisible, à l’image de l’entrée dans un très long sommeil et que vos cendres étaient allées nourrir les arbres de cette forêt où vous aimiez vous promener avec votre chien et vous entretenir longuement avec votre solitude.