C’est un exercice pratique et éthique. Cela pourrait aussi être une épreuve de droit comparé. C’est encore, c’est surtout, la démonstration des limites de la réflexion française en matière d’innovation aux confins de la loi et de la thérapeutique. A ce titre, c’est assez désolant, pour ne pas dire consternant. Incidemment, cela pourrait donner matière à réflexion dans les pays qui, comme la Suisse, l’Allemagne la Belgique ou l’Italie, sont parvenus à trouver des solutions pratiques ; des solutions que l’Hexagone se refuse à expérimenter.
Il est ici question de la problématique de l’«assistance sexuelle» qui peut être ou non officiellement offerte aux personnes handicapées (motrices ou mentales) qui en exprime(raie)nt le souhait. Il est des sujets certes plus faciles. Il en est aussi de moins nobles, de moins éminemment humains. La question se pose en France où l’on diffuse depuis peu un film américain remarquable sur le sujet.1 Elle se pose comme ailleurs du fait de revendications controversées émanant des associations de personnes handicapées. Elle se pose aussi du fait de la réflexion conduite sur ce thème par des soignants professionnels. Et elle prend un relief tout particulier dans une France qui est en marche pour – au nom de l’égalité républicaine – légaliser la pratique dite du «mariage pour tous». On ajoutera, pour en finir avec ces considérations hexagonales, qu’une copie sur ce thème vient d’être rendue publique2 par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) ; une institution qui célèbre aujourd’hui le trentenaire de sa création, voulue par François Mitterrand alors tout jeune président de la République française.3
Le CCNE avait été saisi sur ce thème par une précédente ministre de la Santé. Elle-même avait été sollicitée par les responsables d’associations de personnes handicapées revendiquant une réglementation complémentaire et adaptée concernant les fréquentes carences de leur vie affective et sexuelle. «Certaines d’entre elles souhaitent même que la réglementation permette la mise en place de services d’accompagnement sexuel comme il en existe chez nos voisins européens tels l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, le Danemark» souligne le CCNE en introduction. L’inconscient et la langue étant ce qu’ils sont, on appréciera ici l’utilisation de l’adverbe même.
Quelles prestations la société serait-elle susceptible d’offrir pour atténuer les manques ressentis, dans leur vie affective et dans leur vie sexuelle, par les personnes handicapées et notamment celles «dont le handicap ne leur permet pas d’avoir une activité sexuelle sans assistance» et qui interrogent sur «la mise en place de services d’accompagnement sexuel» ?
Quelle analyse faire alors sur la mise en place éventuelle de ces services par les professionnels du secteur sanitaire et médico-social, qu’en serait-il dans ce cadre du droit à la compensation ?
Quel état des lieux et quelles propositions le CCNE pourrait-il faire sur les moyens susceptibles de promouvoir chez les personnels du secteur sanitaire et social les bonnes pratiques relatives à la vie privée, au respect de la liberté et de la dignité des personnes handicapées ?
Pas de place, ici, pour tergiverser : une demande précise concernant la sexualité est portée sans ambiguïté à cette forme d’émanation de la société française qu’est le CCNE ; demande éminemment dérangeante : en quoi le public (plus précisément la «puissance publique») peut-il traiter de domaines relevant strictement de la vie intime et privée ? Toutes les associations qui soutiennent les personnes handicapées insistent avant tout sur la reconnaissance des besoins affectifs et sexuels de ces personnes qui souffrent souvent d’une «grande solitude». Une expression parfaite pour ne pas dire de manière explicite la somme de ce qu’elle sous-entend.
En France, une telle réflexion est étroitement bornée : le rôle du CCNE s’inscrit ici dans le cadre des principes posés par les lois françaises de bioéthique en vigueur depuis bientôt vingt ans. Les questions posées par la saisine mettent en effet en jeu le statut du corps humain, l’utilisation du corps d’autrui, comme la patrimonialité.
Ce même comité n’est d’ailleurs pas vierge en matière de réflexion et d’avis sur la médicalisation de la sexualité humaine. On garde ainsi en mémoire deux avis – les 49 et 50 (datés du 3 avril 1996) – relatifs à «la contraception chez les personnes handicapées mentales» et à la «stérilisation envisagée comme mode de contraception définitive». Dans les deux cas : oui, mais après mûres réflexions. Ce comité a aussi, en novembre 1999, estimé que le coût du Viagra (première spécialité de cette famille), «médicament innovant remédiant à des défaillances de la fonction érectile chez l’homme» devrait, dans certains cas pathologiques, être pris en charge par la collectivité. Cet avis est, depuis, resté lettre morte.
«L’Etat est confronté aux questions de l’éthique déontologique des droits et du respect des lois mais aussi à celles de l’éthique utilitariste qui, visant le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes, l’obligent à faire des choix (avis 101 sur "les enjeux éthiques de la contrainte budgétaire sur les dépenses de santé en milieu hospitalier" où il est affirmé que l’économique n’est pas contraire à l’éthique), souligne le CCNE. On ne saurait négliger par ailleurs l’éthique de la vertu : celle de la solidarité et de la compassion des individus les uns pour les autres. Ces diverses positions éthiques permettent de distinguer ce qui relève de la responsabilité de l’Etat, de celle de la société civile, et ce qui peut être attendu des associations.»
Comment travaille-t-on sur la question des «assistants sexuels» quand on est membre du groupe de travail ad hoc d’une telle structure ? En s’appuyant sur des documents écrits (publications, ouvrages, rapports) mais aussi et surtout sur les témoignages de personnes directement concernées et de représentants d’associations. «Il a été prêté attention aux informations sur ce qui se pratique chez nos voisins européens» ajoute-t-on non sans une forme de condescendance. On tente de définir le champ de la sexualité. Puis on aborde successivement la question de la construction identitaire dans la situation de handicap, celle du regard social sur les personnes handicapées dans leur diversité et enfin le débat éthique sur l’accompagnement sexuel en général et l’aide sexuelle en particulier.»
Et puis, après une quinzaine de pages, on dit non. Avec le jargon et les formes : «En conséquence en matière de sexualité des personnes handicapées, le CCNE ne peut discerner quelque devoir et obligation de la part de la collectivité ou des individus en dehors de la facilitation des rencontres et de la vie sociale, facilitation bien détaillée dans la Loi qui s’applique à tous. Il semble difficile d’admettre que l’aide sexuelle relève d’un droit-créance assuré comme une obligation de la part de la société et qu’elle dépende d’autres initiatives qu’individuelles.»
Ou encore : «la place des personnes handicapées dans la société, y compris dans le sujet qui est le nôtre, est d’abord une question de sollicitude, d’aide, de facilitation, de bienveillance, apportées par chacun et cela ne saurait évidemment s’épuiser dans un devoir de l’Etat». L’Etat qui, en France, peut tout, ne peut, ici, rien. Et surtout ne pas remettre en question sa pénalisation du proxénétisme, ce masque repoussoir qui permet de ne pas voir la réalité de la prostitution «libre». Quant à étudier ce qui «se pratique» chez «ses» voisins, très peu pour la France, plus que jamais république mais toujours fille aînée de l’Eglise.