Le corps met en jeu des dimensions spatiales, temporelles, subjectives et objectives qui se croisent et interagissent. Ces dimensions corporelles sont considérées dans la dynamique de couple qui se tisse autour des fonctions fondamentales de l’organisme, telles que l’alimentation, le sommeil et la sexualité. Quand l’une de ces fonctions présente un dysfonctionnement pouvant engendrer des problèmes de couple, elle se trouve souvent traitée de manière isolée. Or, l’exploration de la relation entre l’alimentation, le sommeil et la sexualité révèle plutôt leur interdépendance. Dans cette perspective, une intervention thérapeutique pour traiter un trouble de l’une de ces fonctions essentielles pourrait conduire à l’amélioration d’un dysfonctionnement d’une autre d’entre elles.
La dimension relative à l’espace de chaque organisme humain possède des limites corporelles assez précises et mesurables. Il y a une hauteur, une largeur, un poids qui en principe devraient être compris dans des valeurs statistiques communes à des races et cultures déterminées – ces dimensions variant, en partie, en fonction de l’âge et de l’état de santé aussi bien qu’elles peuvent subir quelques variations propres à chaque personne, ne devant pas dépasser de nouveau certaines limites statistiques.
Tout cela nous amène à constater que des éléments faisant partie d’une dimension que l’on peut appeler temporelle sont inclus dans les contours mêmes des dimensions corporelles de chaque être humain.
Il faudra d’abord considérer, bien sûr, les aspects fonctionnels propres à l’organisme humain, impliquant par exemple les processus alimentaires quotidiens, avec l’apport de nourriture, la mastication, la digestion, l’assimilation et l’évacuation des déchets. Il y aura également la nécessité de tenir compte du sommeil, de la dialectique entre activité physique – celle-ci pouvant s’étaler sur différents degrés d’intensité – et état de passivité propre au repos.
En ce qui concerne en particulier le sommeil, nous savons que celui-ci alterne des périodes de sommeil plus profond, montrant à l’hypnogramme des ondes plutôt lentes, et des périodes de sommeil dit paradoxal qui, au lieu d’être apaisant, est stimulant et montre, toujours à l’hypnogramme, des ondes rapides. C’est vraisemblablement lors de bouffées de sommeil paradoxal que prend forme le processus onirique, c’est-à-dire la production des rêves.
Néanmoins, si l’on prend en considération dans un sens plus large et par là plus complet cette dimension temporelle de tout organisme humain, il en résulte des composantes relativement plus complexes que celles mises en évidence par la dimension corporelle. En effet, cette dimension temporelle permet d’effectuer la prise de mesures assez précises, car elle contient des éléments propres à l’histoire personnelle de chaque individu, en plus du déroulement des différents processus physiologiques qui sont en soi plutôt anonymes et plus ou moins superposables pour les appartenants à une communauté donnée de personnes. Cependant, en ce qui concerne ces différents processus physiologiques et même d’éventuels processus physiopathologiques, nous pouvons en principe nous appuyer sur des facteurs génétiques, mais dès que l’on prend en compte l’histoire personnelle de chacun, les facteurs épigénétiques vont prendre aussi de plus en plus de relief.
Or, cette histoire personnelle se place dans une dialectique particulière impliquant, elle, une tendance à s’aligner avec les autres, étant même quelque peu séduite, si l’on peut dire, par l’anonymat ou en tout cas par la notion de norme. A l’opposé se fait jour une tendance à mettre en évidence des caractéristiques personnelles, allant parfois jusqu’à exhiber des anomalies comme des facteurs personnalisants.
En pratique, on en veut à un corps qui, pris tel quel, n’est pas si facile à émanciper de critères passe-partout, mais qui d’autre part doit subir l’impact d’une subjectivité inaliénable bien plus proche de la notion de psyché que de celle de soma.
C’est ici qu’on peut mettre en parfaite évidence la façon dont chacun assume son corps comme une propriété privée, ou plutôt comme un objet comparable, d’une certaine manière, à une location de son propre organisme obtenue de la nature.1 Processus soumis, lui, à bien plus de vicissitudes que celles typiques d’une physiologie et même d’une physiopathologie standardisée. On n’a qu’à penser à la haine qu’une personne donnée peut développer à l’égard de son propre corps ou des parties de celui-ci, dans une pathologie bien connue en psychiatrie (la dysmorphophobie).2
Nous devons également tenir compte de la confrontation entre un corps subjectif et un corps réduit à un pur objet, surtout lorsqu’on se réfère à la sexualité qui, à son tour, implique entre autres les problèmes de la gestion du plaisir. Or, le plaisir est déjà en soi personnalisant.3
En parlant d’érotisme, nous nous référons à une entité complexe, puisqu’elle exprime tantôt une attitude à nette configuration sexuelle, tantôt un phénomène produisant un investissement psycho-émotionnel vis-à-vis d’une pulsion donnée, par exemple tout simplement la pulsion alimentaire. De cette manière, nous pouvons d’abord faire allusion au concept d’érotisme en nous rattachant à ce que nous avons respectivement nommé les dimensions spatiale et temporelle de l’organisme humain. Il y aurait donc un érotisme davantage centré sur la morphologie et les formes du corps et, à l’opposé, un érotisme plutôt centré sur le devenir, c’est-à-dire sur des changements se produisant sans cesse en ce même corps. Dans un contexte plus immédiat et concret, une personne pourrait se dire amoureuse d’un partenaire sexuel en se basant surtout sur ce que le corps du partenaire est à un moment donné, laissant soupçonner que si au fil du temps ce corps devait trop changer, l’élan amoureux à son égard pourrait se modifier.4 Il pourrait par exemple se modifier sous l’effet du vieillissement ou de la prise ou de la perte de poids.5-7 Une jeune fille affirmait sans hésitation aucune que son copain très amoureux d’elle lui déclarait avec enthousiasme qu’il l’aimait telle qu’elle était, alors qu’elle aurait voulu qu’il lui dise qu’il l’aimerait encore si elle parvenait à maigrir de quelques kilos.
L’érotisme dont il est question ici serait celui qui se rapporte à une sensorialité fondée d’un côté sur la vue et de l’autre côté sur le toucher. Dit autrement, nous nous trouvons conditionnés par cette dialectique fondamentale entre les dimensions corporelles telles quelles et leur possible et probable changement.
Par ailleurs, une autre perspective s’ouvre si quelqu’un se réfère davantage à ce que pourrait être la notion de contrôle, vue autant comme contrôle sur autrui que sur soi-même. Cette prise de position serait «à double tranchant», puisque l’on pourrait autant se référer à un contrôle drastique, voire excessif sur la nourriture, propre, par exemple, aux personnes souffrant d’anorexie mentale, qu’à la perte de ce contrôle propre à celles souffrant de boulimie. En un mot, il pourrait y avoir une érotisation, toute paradoxale soit-elle, autant dans l’obtention d’un contrôle rapide sur ses pulsions alimentaires que sur la perte soudaine de ce même contrôle, qui d’ailleurs semble trouver une forme de rattrapage, pour les boulimiques, dans l’acte de vomir tout ce qui a été avalé précipitamment.8 Ce vomissement pourrait donner lieu, à son tour, à une autre forme d’investissement érotique d’autant plus que nous savons qu’un puissant vomitif tel que l’apomorphine, ou plus précisément le chlorhydrate d’apomorphine, est un précurseur de la dopamine très impliquée, elle, dans la sexualité. Tout cela pourrait nous faire en somme imaginer que le vomissement provoqué par les boulimiques serait censé équivaloir à une sorte «d’orgasme gastrique».9
Un couple, tout couple, vivant ensemble se trouve confronté à trois moments forts l’obligeant à envisager des solutions communes.
L’obligation la plus contraignante est sans nul doute celle représentée par la nécessité quotidienne de se nourrir. A certains moments, cette nécessité de se nourrir peut apparaître comme une magnifique opportunité de transformer un besoin physiologique élémentaire en une possibilité d’échange sensitif, sensoriel et aussi émotionnel irremplaçable. Néanmoins, cette opportunité extrêmement positive, étant apte à renforcer les liens du couple, peut se réduire à un événement occasionnel et donc tout à fait irrégulier. Se nourrir est d’ailleurs souvent assujetti à toute une série de conditions qui ne sont pas forcément les mêmes pour chacun des deux membres du couple en question. Il faut d’abord «un climat» favorisant le plaisir de goûter un repas commun et certes déjà quelque peu préparé d’avance. Le fait d’être dans une totale intimité peut être, selon les cas, une condition indispensable, mais peut aussi devenir un élément défavorable. En effet, parfois la présence d’amis, de convives, peut se révéler – en réalisant pour cela une véritable «agape» – bien plus agréable qu’un face-à-face exclusif.
A cet égard, il est bien de rappeler que souvent les deux membres d’un couple qui se rendent dans un restaurant pour savourer ensemble un repas convoité d’avance finissent par choisir deux mets différents, comme s’ils n’étaient que deux simples convives ayant décidé de manger ensemble. Si le repas est consommé à la maison, il faudra pouvoir décider, avec un accord préalable, quel genre de nourriture choisir, qui des deux va préparer le repas, les heures les plus opportunes pour s’asseoir à table, etc.
En outre, les repas peuvent s’enchaîner d’une manière ou d’une autre avec l’activité sexuelle, soit en la précédant, soit en la suivant, soit même en l’entremêlant dans une combinaison particulièrement érotique, où la prise de nourriture se confond avec des baisers et des caresses. Toutefois, à l’ordinaire, les repas se trouvent relativement éloignés de toute activité sexuelle.
Un autre moment fort de la vie d’un couple va être évidemment le besoin de dormir, pouvant, celui-ci, correspondre à un besoin impératif de se reposer ou se réduire à une habitude physiologique escomptée d’avance.10 Toutefois, à l’instar des repas, nous pouvons imaginer qu’il y a plusieurs perspectives à envisager. L’on peut passer de périodes vraiment synchronisées de sommeil à, au contraire, un décalage grandissant entre les deux membres du couple. Non seulement ils ne s’endormiront plus ensemble, mais ils finiront aussi par aller au lit quand l’un des deux est déjà endormi ou presque.11
Il va de soi que l’activité sexuelle nocturne va se réduire aussi, dans ce cas, au minimum, jusqu’à disparaître. Peut-être sera-t-elle remplacée de temps à autre par une activité sexuelle diurne, limitée cependant surtout à certains jours de la semaine. Toujours est-il qu’autant le sexe que le sommeil risquent de devenir des formes de devoirs biologiques à accomplir, plutôt que des sources inégalables de plaisir.
Alors que l’on présume, en ce qui concerne l’activité sexuelle – ce qui est loin d’être toujours vrai – que c’est bel et bien du plaisir que l’on recherche à la base, le sommeil aurait, en parallèle, également tendance à se réduire au pur besoin biologique, en bannissant la possibilité que ce même sommeil soit une source à son tour de plaisir authentique.
En pratique, si l’on essaye de remonter dans le temps afin de repérer l’origine d’une crise conjugale majeure, on constaterait souvent qu’avant d’en arriver, par exemple, à des lits séparés, il y aurait eu d’abord, tout simplement, des sommeils séparés, ce qui impliquerait, pourrait-on dire, une activité onirique non partagée.
Il s’agit d’accepter d’avance une relativisation des termes de bon et de mauvais, dans le sens où les critères référentiels utilisés doivent s’appuyer sur des bases très diverses et impossibles, en principe, à mettre dans un contexte général et bien établi à tous points de vue.
Pour commencer, tandis que l’homme a tendance à considérer une vie sexuelle comme bonne et valable que si celle-ci est régulière et les rapports sexuels pas trop espacés, la femme semble en général préférer un partage de tendresse qui pourrait ou pas se transformer en une activité sexuelle, ce qui donne l’impression d’une activité plutôt irrégulière, à condition que celle-ci ressemble à un événement à chaque fois assez singulier, pour ne pas dire surprenant.
En outre, l’activité sexuelle, pour être vraiment comme il faut, doit-elle toujours se dérouler dans un contexte émotionnel approprié et suffisamment appréciable pour les deux partenaires ? Faute de quoi cette même activité sexuelle pourrait alors être jugée pas assez bonne, pas assez complète.12
Pour ce qui est de ce que l’on peut qualifier de satisfaction, le tout se complexifie encore davantage : pour l’un des partenaires, le défi de la satisfaction pourrait ne pas du tout correspondre en intensité à celui de l’autre.13 La perspective de se référer éventuellement au désir réciproque des deux peut se révéler très aléatoire et bien difficile à cerner. A la rigueur, un acte sexuel pourrait amener au moins l’un des deux partenaires à une satisfaction quelque peu étonnante, en étant l’aboutissement d’un désir presque inconsistant à l’origine. Bien sûr que le contraire peut se vérifier à son tour, si l’on considère un désir vécu comme violent qui n’aboutirait qu’à une satisfaction modeste.
Cependant, le point de référence le plus difficile à évaluer, à propos toujours d’une classification de valeur entre une activité sexuelle donnée et une autre, est celui qui concerne des comportements pouvant, eux, être soupçonnés de tendances paraphyliques, autrement dit perverses.2
Dans ce cas, on passe de désirs érotiques frénétiques faisant présumer une dépendance du genre «sex addiction» à, au contraire, un désintérêt marqué pour une sexualité classée en tant que normale. Il s’agirait d’une sexualité impliquant par exemple, des composantes sadomasochistes, voyeuristes, exhibitionnistes, fétichistes et pédophiles. Aussi, si l’on se tourne du côté des émotions, on trouverait une sexualité redevable alors à un apport émotionnel fait surtout d’agressivité, donc de violence possible, ou bien, au contraire, de forts besoins de transgression amenant à des sentiments de culpabilité au fond recherchés.
Bref, nous nous trouvons dans une impasse autant conceptuelle que pratique. Il ne nous reste plus qu’à établir, autant que faire se peut, une connexion couple par couple entre, de nouveau, l’alimentation, le sommeil et la sexualité, en nous demandant si une surcharge sensitive et émotionnelle dans une direction plutôt que dans une autre, parmi ces trois pivots existentiels, risquerait de produire un déséquilibre dans n’importe quel couple. Cette situation nous encouragerait alors à faire redémarrer un nouvel équilibre dans le but d’améliorer la vie sexuelle, en corrigeant par exemple des habitudes alimentaires ou en proposant une autre manière d’envisager le sommeil.
Dit autrement, notre tendance foncière à séparer entre elles les fonctions fondamentales propres à l’être humain, telles celles représentées par l’alimentation, la sexualité et le sommeil, devrait être bel et bien revisitée à sa base.
En effet, comme nous venons de le voir, un dysfonctionnement important d’une partie de notre organisme peut avoir un retentissement dans notre organisme tout entier ou, à l’inverse, l’amélioration d’une fonction déterminée peut engendrer la possibilité de corriger également d’autres fonctions qui pourraient paraître, a priori, tout à fait déconnectées de celle-ci.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article.
> La manière dont la personne perçoit son corps doit être prise en compte dans le traitement de problèmes sexuels
> Le patient doit être informé de la présence d’une éventuelle activité physique qu’il déploierait soit dans le sens d’une activité physique trop réduite ou excessive
> Dans cette perspective, le sommeil aussi bien que les habitudes alimentaires doivent être pris en compte
The body is the place where the dimensions of space, time, subjectivity and objectivity meet and interact. These dimensions are considered with regard to eating, sleeping and sex within the couple. When a disfunctioning appears in one of these three fundamental aspects, it is, in general, treated alone. Eating, sleeping and sex are, on the contrary, interdependant, and in this perspective, a therapeutical intervention on one of these vital functions can lead to an amelioration of another one of them.