Eros, peu en doutent, participe du fond de l’être, de ce qui nous est le plus intime. Nos contemporains attachent beaucoup d’importance à la sexualité, mais entretiennent l’illusion que sa maîtrise peut opérer des miracles dans le couple. Nous postulons qu’en renonçant à la maîtrise, en s’engageant à écouter réellement le patient et en s’ouvrant à l’imprévu, le médecin saura l’orienter dans les arcanes du désir. L’accident fortuit (?), le rêve, l’hypnose, sont souvent de puissants catalyseurs d’évolution. Quelques situations cliniques sont présentées, avec leur évolution au fil des consultations, sans préjuger de leur interprétation.
La sexualité, même heureuse, semble livrée à la médecine, et le patient à l’angoisse de l’hubris ;1 trop ou trop peu est également pathologique. Les troubles du désir dans le couple apparaissent avant tout liés à la difficulté de partage de la sphère intime des protagonistes. Cette intimité est traversée de mille influences contradictoires, rarement soupçonnées, compliquées par la vie commune et dépendantes de la société (figure 1). Le praticien peut ressentir de la gêne à pénétrer ce domaine, à interroger son patient sur sa vie affective, sexuelle, onirique, à proposer la consultation de couple ou de famille. Dans notre pratique saturée d’algorithmes, est-il permis d’envisager un Eros digne de sa splendeur ?
Epargné par les flèches de Cupidon jusqu’à ses vingt-neuf ans, un ingénieur forestier EPFZ, la carrure et la simplicité d’un pâtre suisse, consulte en raison d’une impotentia ; il n’a jamais été en mesure de pénétrer ses nombreuses conquêtes. Dans l’anamnèse, rien de particulier, si ce n’est le peu d’intérêt affiché pour la sexualité ; il ne prête pas attention à ses érections matinales, se masturbe rarement, fantasme peu sur le beau sexe, mais se considère comme un homme équilibré, dort bien, ne rêve pas. Sa vie sociale est bien investie dans les sociétés locales d’un village catholique. Pas question de voir une fille tous les soirs, juste un week-end de libre de temps en temps. Il aime les danses de salon. Dans le mois qui sépare son premier téléphone de la première consultation, sa nouvelle amie l’a quitté. Il n’en souffre pas beaucoup, mais ne voudrait pas se retrouver dans son éternelle situation embarrassante la prochaine fois. Le diagnostic différentiel est assez vaste : trouble de la réponse sexuelle, désir sexuel hypoactif, hypogonadisme, orientation sexuelle incertaine, paraphilie. Le médecin opte pour une attitude pragmatique. Le patient est-il prêt à s’investir pour que les choses changent ? Il accepte une médication de tadalafil 5 mg par jour ainsi que la prescription de différentes tâches : lectures érotiques, vidéos sur internet à petites doses, réflexologie car il est chatouilleux, massages ayurvédiques. Et les choses bougent : les érections matinales le réveillent, les journées acquièrent un caractère plus spontané. Survient un accident de la route sans gravité, mais avec alcoolémie imposant un retrait de permis de trois mois. Le programme thérapeutique qui prévoyait de développer une érection «en contact» soit dans un bal, soit dans un club érotique des environs, avec pour l’occasion un comprimé de vardénafil 20 mg (tableau 1) à mâcher pour ressentir le goût amer, ne peut être appliqué. Trois mois plus tard, il revient au cabinet pour dire qu’il a rencontré une jeune fille romantique qu’il fréquente grâce à un «malentendu». Ils découvrent des relations sexuelles complètes et satisfaisantes.
La difficulté initiale relevait-elle de la peur de la sexualité, ou de la peur de l’autre et de ses réactions, plaisir inclus ? La prescription par le médecin d’une activité sexuelle, par là même autorisée mais décalée du sujet primaire de préoccupation, a-t-elle permis cette évolution comme dans l’ancienne méthode Coué ?2 Quels mécanismes ont été débloqués, et pourquoi ? Comment ne pas s’interroger aussi sur cet accident qui apparaît comme une rupture providentielle ? Nos patients guérissent parfois par des voies inattendues. Peut-on penser également, ce serait un autre diagnostic, que dans une vie bien réglée l’amour dérange ?
Une aimable rouquine de trente-cinq ans, divorcée, mère d’un enfant de douze ans, désespère de sa vie amoureuse. Chroniquement déprimée, il lui faut accepter un antidépresseur qui la rétablit dans sa vie professionnelle. Elle peut aborder avec plus de sérénité ses relations avec les hommes. Des orgasmes, elle en a toute seule quand elle se masturbe. En présence d’un amant par contre, elle perd le contact avec elle-même, craint les moqueries, ne se sent pas une femme. Elle se rappelle une lutte incessante avec sa mère, qui devenait hystérique devant toute manifestation sexuelle et avait été le cauchemar de son adolescence en combattant par procuration les émois de sa fille. Désespérée, elle demande l’assistance sexuelle professionnelle que l’on propose aux handicapés. Pourquoi une «névrosée» n’y aurait-elle pas droit ? Survient un rêve. Sa mère, toujours très stricte dans l’existence, se présente, dans le rêve, à l’intérieur de la maison familiale, ivre, débraillée et vulgaire, comme une fille publique. Cela encourage la patiente à demander les services d’une professionnelle du sexe, qui accepte de se dénuder et de se caresser en sa présence (figure 2).
Elle retrouve par là même confiance en elle et noue une relation avec un migrant marié qui la séduit par son aspect féminin, et qu’elle ne se lasse pas de contempler et de caresser sous prétexte de lui apprendre le français. Puis passe à un expatrié libre et macho avec lequel elle prend plaisir à la pénétration, sans pouvoir former «un vrai couple». Elle ressent envers cet amant la même agressivité qu’autrefois envers sa mère.
Comment ne pas penser que le rêve, avec la mère stricte qui se permet l’ivresse, est lui aussi un déclencheur providentiel, l’autorisant à aller de l’avant dans sa voie, en acceptant tout son vécu, en le traversant pour aboutir à une relation presque satisfaisante ? Que signifie véritablement le passage par une professionnelle, puis par un homme «féminin» ? Fallait-il d’abord se séparer de l’empreinte de la mère ? Ou bien la difficulté initiale ne relevait-elle, ici aussi, que d’une peur banale de la sexualité, de l’autre sexe, et de ses réactions ?
Un couple d’expatriés canadiens se connaît depuis quinze ans, ils sont mariés depuis dix. Deux enfants en âge scolaire. Le début de leur union est marqué par l’indépendance et la réussite professionnelle : «Qui prendra l’avion ?». Issu d’une famille traditionnelle, Monsieur a besoin d’aventure et de piment. Madame, d’un milieu éclaté, s’est accommodée de la solitude, mais privilégie l’union et la stabilité (comment peut-on être embarqué dans le même avion et voyager dans deux directions opposées ?). Monsieur propose d’adhérer ensemble à un club échangiste. «Pourquoi pas, si ça ne devient pas une habitude ?», répond imprudemment Madame. Voilà pourtant l’habitude prise, et qui devient obsessionnelle chez Monsieur qui affirme : «Je voudrais tant te voir jouir dans les bras d’un autre». «Mais c’est ton plaisir et pas le mien !», s’indigne Madame, qui n’en peut plus et demande rendez-vous, dans l’espoir de guérir Monsieur. Les entretiens de couple commencent sur le mode systémique développé par Mony Elkaïm1 dans son livre Si tu m’aimes ne m’aime pas,3 recadrage qui permet d’aborder leur vie sexuelle. Madame s’annonce clitoridienne, alors que l’essentiel du plaisir de Monsieur consisterait à obtenir la jouissance de son épouse qui, fatiguée par les soins du ménage, a la tête ailleurs. A l’occasion d’une séance d’hypnose de couple, le thérapeute fait l’apologie de la pénétration et des relations sexuelles fréquentes, en ajoutant que le plaisir restera de toute façon l’affaire de chacun. Le couple se réveille et s’insurge ; s’ensuit une discussion animée contestant l’autorité du thérapeute. Mais les époux reprennent une vie sexuelle quotidienne sur un mode plus traditionnel et Monsieur se voit soudain, en rêve, comme une grande et belle femme rousse qui arpente le trottoir à la recherche des faveurs masculines. Ce changement de perspective fait rire Madame, qui apprécie la détente dans le couple. L’obsession de Monsieur serait guérie. «Qu’en savez-vous, Madame ?», demande le thérapeute qui enjoint à Monsieur de développer des obsessions multiples et secrètes pour voir à quel moment Madame saura deviner !
L’état hypnotique et le rêve offrent d’autres perspectives au couple, et apportent la détente, quelle que soit peut-être l’interprétation du thérapeute, pertinente ou non (identification acceptée de Monsieur au féminin, laissant libre son épouse, recherche par des moyens curieux d’un rapprochement impossible par ailleurs, apologie par le thérapeute d’une approche différente, etc.).
Gérante d’un club vidéo, une jeune femme de quarante ans s’accroche au plaisir de revoir ses clients. Elle consulte le sexologue en raison d’une perte de désir dans sa propre vie conjugale. L’époux est un homme d’affaires qui a été de bon conseil pour sa petite entreprise et lui a donné un garçonnet de deux ans, ce qui l’enchante. Mais Monsieur, «workoolique», s’empâte et vit sous antidépresseurs.4 Il délaisse Madame, de plus en plus ambivalente. «Lorsqu’une relation amoureuse se dégrade, le sentiment que l’organe sexuel de notre partenaire nous appartient (fait partie de notre corps) disparaît, tout comme disparaît le sentiment de fusion oscillante avec l’autre au cours du coït».5 Mais Madame fait un rêve : «Au bar d’un hôtel, elle converse avec son mari. Passe un homme en blanc qui lui lance un regard pénétrant et descend aux toilettes. Elle le suit, et le monsieur la force dans une cabine. Elle se contracte, serre les fesses, et jouit». Ce rêve, qui met en scène des émotions contradictoires face au mari et expose crûment sa sexualité, lui fait pourtant évoquer son combat contre sa mère volage, et lui rappelle aussi un ancien désir constant pour un homme efféminé qui lui était «comme un frère» et qu’elle soutenait dans ses malheurs professionnels. Un lien est aussi établi par la patiente avec des sensations anales de l’enfance. Ce lien permettra-t-il l’acceptation du pénis ? Ceci facilitera-t-il cela ? Le couple part pour Londres : Monsieur a changé de travail.
Dans ce tourbillon, que recherche chacun ? Comment intégrer la pulsion sexuelle dans un couple offrant d’autres satisfactions ? Comment comprendre sa propre sexualité ? Peut-on lui donner un sens ?
Le patient consultant pour un symptôme sexuel le présente souvent brut, isolé de tout contexte, comme s’il s’agissait d’un dysfonctionnement mécanique à réparer. Il répugne généralement à élargir le propos à sa propre vision de la sexualité (s’il ne craint pas d’en avoir une), et surtout aux difficultés généralement présentes dans la relation avec le partenaire. Il semble plus facile de vivre avec un défaut potentiellement réparable, que d’accepter l’inconnu et le danger que notre part sexuelle semble toujours receler.
Le médecin n’échappe pas à ces difficultés et préfère souvent, lui aussi, ne considérer que le seul symptôme et ses solutions potentielles.
Les exemples décrits nous semblent montrer qu’une attitude plus ouverte, ne craignant pas l’engagement du thérapeute, peut avoir au moins le mérite de faire bouger les choses, et par là même, de déplacer le problème et d’offrir l’occasion d’un dépassement. S’il reprend confiance, le patient dispose probablement de plus de ressources que nous ne serions tentés de lui attribuer. L’attention portée aux rêves (tableau 2), la pratique de l’hypnose, la considération des accidents, semblent permettre l’expression dans le colloque singulier d’une foule d’éléments parfois surprenants, défiant l’interprétation univoque, mais capables, par leur simple expression, d’ouvrir un monde plus vaste, plus riche, où chacun s’orientera comme il pourra, mais tirera un profit qu’une attitude fermée lui aurait refusé.
Ne restreignons pas le dieu Eros à de la mécanique sexuelle ! Sans angélisme souvenons-nous qu’il peut aussi être terrible.e Mais le commerce des dieux ne vaut-il pas qu’on s’y intéresse ?
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article.
> Le désir sexuel est un processus actif à l’intérieur de chacun, mais aussi un champ de force public
> Impliquer le patient au niveau émotionnel, pour qu’il s’engage à sa manière et selon des voies qui lui sont propres
> Donner la priorité à la recherche d’un changement minimal souvent inattendu
> Tirer parti des rêves, des accidents, des malentendus, des rencontres…
Eros, as few only would doubt about it, takes part in the deepest and most intimate area of the human being. Our contemporaries attach great importance to sexuality, but feed the illusion that mastering it could lead to miracles in the couple. We suggest that giving up control and committing himself to fully listening to the patient, the physician will be able to orient him in the blind rules of desire and to accept fortuity. Unexpected (?) accident, dream, hypnosis, often powerfully catalyze changes. Some clinical situations are described in this article with their evolution as consultations develop, without foreseeing their interpretation.