Comme je l’évoquais dans une précédente carte blanche, assumer ses responsabilités n’est plus très en vogue. Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Ernest a bientôt 90 ans. Réanimé à deux reprises, contre sa volonté, il y a deux ans, lors d’une hospitalisation pour infarctus du myocarde, Ernest vit un enfer depuis sa sortie de l’hôpital : d’abord physique, tant l’insuffisance cardiaque l’étouffait, puis psychologique, l’événement ayant été le détonateur d’un conflit conjugal et familial gravissime.
Ce matin-là, Ernest appelle mon cabinet : il souffre d’intenses douleurs dans la poitrine et reconnaît l’origine cardiaque des symptômes. Son épouse est momentanément absente, il a mal, il a peur. Je me rends sans tarder chez lui pour évaluer la situation. La chambre à coucher, que sa femme refuse de chauffer, est à 13 degrés. Ernest me demande de l’hospitaliser car il se sent mal dans cette chambre glaciale, tant par la température qui y règne que par l’animosité dont il est l’objet de la part de son épouse. Il ne souhaite pas de réanimation ni d’autres mesures héroïques, juste des soins qui apaisent douleurs et angoisse, dans un environnement sécurisant et plus chaud.
L’électrocardiogramme montre des signes d’ischémie nouvelle dans les précordiales. Je lui donne un traitement qui fait passer les douleurs de 10 à 5/10. J’appelle l’ambulance, tout en précisant que le SMUR n’est pas nécessaire : d’une part, il y a un médecin sur place et d’autre part, Ernest ne souhaite pas d’acharnement thérapeutique.
Deux jeunes ambulanciers arrivent rapidement. C’est une jeune femme, charmante et souriante, qui dirige les opérations. Après mes explications, je l’entends qui appelle le SMUR ! Puis, s’adressant à Ernest : «J’appelle notre médecin d’urgence qui décidera si nous allons dans l’hôpital le plus proche ou si nous allons directement dans un centre de cardiologie interventionnelle»… Je lui réitère mes explications, lui décris le contexte, lui rappelle les volontés du patient et lui répète que j’ai demandé à la centrale d’urgence de ne pas envoyer le médecin du SMUR.
Notre protocole est formel : avec les symptômes que présente ce patient, nous devons avoir un médecin dans l’ambulance, sinon nous ne sommes pas couverts.
Mais je vous le répète : à part l’antalgie, que j’ai déjà initiée et que je vous prescris pour le transport, il n’y a pas d’autre intervention à prévoir, quelles que soient les complications.
Le protocole est formel, vous dis-je. Nous devons être couverts.
Je lâche prise, me rendant compte, une fois de plus, que les algorithmes de la médecine d’urgence ne laissent pas le moindre interstice pour y glisser une réflexion ! Le terme de médecine est d’ailleurs usurpé, en l’occurrence, puisque la racine indo-européenne med (comme dans méditation) signifie penser, réfléchir.
Ce patient a-t-il des directives anticipées ?
Je viens de vous le dire, Madame, je suis son médecin depuis 30 ans et nous avons souvent parlé de fin de vie et de mort : il ne souhaite ni réanimation ni autre acharnement thérapeutique
Il me faut des directives écrites, sinon je ne suis pas couverte !
Je respire profondément, tentant de faire taire la colère qui monte… J’entends alors la charmante ambulancière dire à son collègue : nous allons refaire un ECG 12 pistes, parce que le médecin du SMUR ne se contentera pas de ce tracé 4 x 3 pistes. Je les vois s’affairer, découvrir le patient dans cette chambre glaciale, lui réinstaller des électrodes.
C’est alors qu’Ernest, grelottant, fait des signes de dessous son masque à oxygène, essaie de parler puis, arrachant finalement le masque, s’écrie dans le souffle qui lui reste : «Mademoiselle, vous ne pourriez pas me remettre la couverture, vous voyez bien que je meure de froid quand je ne suis pas couvert» !