Je me suis réveillé en sursaut. Il faisait noir. Je ne savais pas où j’étais. Avais-je rêvé ? Ou peut-être étais-je en train de rêver ? Je n’en avais pas la moindre idée. Non, tout semblait réel. Ce n’était rien d’autre que la réalité. Mais quelque chose d’inhabituel s’était passé. J’avais un mauvais pressentiment.
Un rai de lumière filtrait par-dessous la porte de la chambre dans laquelle je me trouvais. Je discernais des bruits de pas dans le couloir adjacent. Je devinais les contours d’une table de chevet. J’apercevais l’éclat de la chaise qui était placée à côté de mon lit. Mes bras reposaient le long de mon corps, placés sur les draps rêches. Les sensations de ma main gauche ne ressemblaient en rien à ce que mes doigts droits me procuraient. Les odeurs, elles aussi, étaient différentes. Plus fortes. Ce n’était pas l’odeur de la chambre d’hôpital dans laquelle je me souvenais m’être endormi quelques heures plus tôt. Ce n’était pas l’ammoniac ni le désinfectant. Il flottait une odeur de… je ne sais pas. J’avais l’esprit ralenti, distrait, les idées flottantes et lâches.
Mes yeux s’habituaient à l’obscurité. J’ai reconnu la photographie que j’avais placée sur la table de nuit. J’ai reconnu le lavabo, fixé au mur dans le couloir proche de la porte. Sur ma droite, il y avait une fenêtre. Je devinais les stores à lamelles qui retenaient les lumières de la ville. J’ai voulu me relever dans le lit mais je n’y suis pas parvenu. Mon bras droit me donnait une impression d’engourdissement et ne répondait plus. Était-ce à cause de la perfusion qu’on m’avait installée la veille ? Pour ne pas laisser grandir l’appréhension qui montait en moi, j’ai pensé que j’avais dû rester allongé trop longtemps de ce côté-là. J’ai pensé que ma jambe et mon bras droits étaient justes momentanément endoloris.
Puis, progressivement, j’ai pris peur. J’ai eu peur comme je n’avais jamais eu peur dans ma vie. Cette peur est partie du creux de mon estomac. Initialement empaquetée, elle a diffusé par vagues dans tout mon corps en distillant dans ma tête de noires pensées. J’ai d’abord cru qu’un autre moi était blotti au fond de ma poitrine. Un autre moi qui appelait à l’aide, d’abord doucement, puis de plus en plus fort. A la fin, cet autre criait à pleins poumons mais aucun bruit ne sortait de ma bouche. Même l’écho de ses cris ne remontait pas à mes lèvres lorsque j’ouvrais la bouche. Ma salive s’accumulait, j’ai voulu tousser sans y parvenir. Mon visage et ma gorge, eux aussi, me semblaient engourdis.
Ma jambe et mon bras droits étaient froids et lourds comme du plomb. Non sans déployer des efforts colossaux, j’ai quand même réussi à me tourner sur ce côté. En même temps que je voyais au moins trente-six chandelles, j’ai ressenti une impérieuse envie de faire pipi. Un besoin que je n’avais pas senti venir. Je me souviens avoir pensé que c’était peut-être cette pression si soudaine sur ma vessie qui m’avait réveillé. En conséquence de quoi j’ai achevé de rouler sur le bord du lit pour parvenir à m’asseoir.
Je me suis vu tomber du lit avant de sentir l’impact de ma chute, une lourde chute sur un sol dur et froid. Dans les secondes qui ont suivi, j’ai compris qu’il m’était arrivé quelque chose de plus que le singulier malaise qui m’avait amené la veille à l’hôpital. J’ai reconnu la chemise de nuit que le personnel m’avait remise aux urgences. Elle était ouverte dans le dos. Je n’avais rien d’autre sur la peau. Rien qu’un slip. Je ressentais toujours de curieux fourmillements au bout des doigts et du pied droits. Qui plus est, j’avais maintenant également mal sur l’arrière de ma tête qui avait frappé la table de chevet lors de la chute. J’ai fait une nouvelle tentative pour me relever. J’avais le vertige sans parvenir à décoller du linoléum. J’ai tenté de prendre sur moi mais je n’y suis pas parvenu.
Il me manquait quelques centimètres pour parvenir à saisir l’urinal placé dans le tiroir inférieur de ma table de chevet. Il fallait agir vite si je voulais éviter la catastrophe. Je n’en étais pas capable. J’ai ainsi dû me résoudre à ouvrir les vannes à même le sol. J’ai ainsi eu l’impression d’uriner pendant d’interminables minutes sans pouvoir refréner cet écoulement. C’est alors que la porte de ma chambre s’est ouverte. Je ne savais si c’était un malheur de plus que de me faire surprendre dans cette position-là ou si on allait enfin pouvoir me sortir de cette mauvaise passe et me dire ce qui se passait.
C’était l’aide de nuit. Il s’est immédiatement approché de moi en me disant qu’il avait entendu le bruit de ma chute. J’ai dû planter mes yeux dans les siens d’une manière qui l’a impressionné car je me souviens qu’il n’a pas fait une seule remarque sur la flaque d’urine dans laquelle j’étais allongé. Il a immédiatement appelé du renfort. Moi, je ne parvenais pas à sortir un seul mot. Seuls des grognements s’échappaient de ma bouche. J’aurais pu avoir honte de moi si je ne me sentais pas autant envahi par la peur. A deux, ils sont finalement parvenus à me remettre sur mon lit et le médecin est arrivé.
Je ne conserve qu’un souvenir flou de ce qui s’est passé dans les heures qui ont suivi. Le jour qui a succédé à cette effroyable nuit s’est lui-même imbriqué dans une autre nuit à peine moins angoissante avec des alarmes qui sonnaient autour de moi. Et ainsi de suite. C’était trop de visages qui se penchaient sur le mien. Trop de questions auxquelles j’aurais su répondre si j’avais seulement été capable de formuler quelques mots compréhensibles. Trop de blouses blanches qui s’affairaient autour de moi. D’une sonde à l’autre, de divers examens à d’innombrables perfusions et à des prises de sang, je me suis vu transporté d’une personne à l’autre, d’une machine à l’autre, et d’un endroit à un autre. Sur mon lit, la tête légèrement surélevée, je n’entrevoyais que des choses chaotiques. J’ai ainsi navigué à l’aveuglette durant des jours.
Complètement paralysé du côté droit et incapable de parler, deux semaines se sont écoulées avant qu’on ne m’adresse à nouveau dans le service où tout avait commencé. Evidemment, de nombreuses personnes m’ont expliqué que j’avais fait une attaque cérébrale. De nombreuses blouses blanches m’ont répété que mon état était stationnaire mais qu’il fallait quand même que je me montre patient. Malgré ceci et encore maintenant, j’avoue sans peine que lorsque j’essaye maladroitement de me faire comprendre par eux mais que je vois leurs regards qui se dérobent, lorsque je sens à leurs comportements que je leur suis indifférent, lorsque je les entends parler de moi comme si je n’existais pas, ou encore lorsque j’assiste impuissant aux assauts de ceux qui récurent ce corps inanimé qui est le mien, je me demande toujours lesquels d’entre eux m’ont injecté ce poison qui a fait basculer ma vie.