Sans doute faudrait-il un œil étranger pour aider à mieux comprendre. De l’Hexagone une chose semble certaine : il se joue quelque chose d’important aujourd’hui, en France, dans le champ de l’alcoolisme et de son traitement. L’avenir dira si l’affaire résulte avant tout des rapports entretenus par la France avec cette addiction ;1 ou s’il s’agit plus largement d’un nouveau chapitre, médicamenteux et international, de la lutte contre ce fléau. Il est vrai que les deux hypothèses ne sont pas contradictoires.
Depuis bientôt cinq ans, cette étrange histoire française porte le nom de baclofène. Ce médicament longtemps connu des seuls spécialistes du spectre neurologique est aujourd’hui consommé en France («illégalement» et à de très fortes doses) par plus de 50 000 personnes alcooliques. Prescrit, consommé et remboursé par la collectivité. Rappelons que la France compte deux millions de personnes alcooliques et que, par ailleurs, trois millions d’autres montrent des symptômes clairement évocateurs d’une assuétude en gestation avancée. La consommation globale nationale décroît en volume mais augmente chez les femmes et les plus jeunes. La «modération» ? La consommation moyenne réelle serait de 27 grammes par jour tandis que 6% de la population boit 40% de la totalité de l’alcool consommé. Quant aux bilans annuels des morts prématurées du fait de l’alcool, ils varient considérablement2 selon les sources, les équipes, les présupposés et les méthodologies : soit entre 25 000 et 50 000. «Environ» cent morts par jour. Ce qui peut être au choix tenu pour une fatalité ou le prix à payer pour des péchés (ni avoués ni pardonnés). Ou encore pour un pur scandale de santé publique impliquant la responsabilité perverse d’un Etat qui fiscalise cette addiction et laisse les professionnels recommander de ne pas abuser.
Aujourd’hui, l’heure est à l’émotion chez plusieurs des acteurs français de la lutte contre l’alcoolisme : le directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament (Ansm) vient de faire savoir que le baclofène pourrait être officiellement prescrit par les médecins dans le traitement de cette addiction. Cette annonce était très attendue par les deux principales associations de malades (Aubes et Baclofène-Resab) qui militent ouvertement pour la facilitation de l’accès à ce médicament. Elle a été faite dans le cadre d’un étonnant colloque œcuménique, organisé à l’Hôpital Cochin (Paris), sous la présidence du Pr Didier Sicard, président d’honneur du Comité national français d’éthique. Signe de l’exacerbation naissante des passions, les organisateurs avaient récemment lancé une pétition3 dénonçant la lenteur des pouvoirs publics à reconnaître la réalité.
L’évolution des chiffres de la consommation médicamenteuse a été rendue publique à cette occasion par la Caisse nationale d’assurance-maladie : 50 000 personnes alcooliques sont aujourd’hui sous baclofène mais près de la moitié des nouveaux consommateurs ont été recensés durant la seule année 2012. Il s’agit de personnes âgées de 25 à 75 ans (médiane autour de 50 ans) avec 40% de femmes. Les prescriptions sont pour l’essentiel le fait de médecins généralistes (environ 16 000) qui le prescrivent le plus souvent à quelques-uns seulement de leurs patients.
Les chiffres de l’assurance-maladie montrent que l’évolution des prescriptions médicales hors AMM (autorisation de mise sur le marché) et des ventes en officines répond fidèlement aux effets d’annonce médiatique. Le phénomène a commencé en 2008 avec la mise sur le marché de l’ouvrage (désormais célèbre) d’Olivier Ameisen (Le Dernier Verre, Editions Denoël) puis s’est ralenti en 2011 avec le rappel à l’ordre et la mise en garde des autorités en charge du médicament. Et depuis les volumes de prescriptions ne cessent de croître. On est ainsi passé de 554 kg de baclofène prescrits en 2006 à plus d’une tonne en 2012. L’assurance-maladie qualifie d’ailleurs la situation «d’inconfortable» et de «paradoxale». Elle le serait à moins.
La situation va changer avec l’octroi d’une «recommandation temporaire d’utilisation» (RTU). Ce dispositif encore jamais mis en œuvre permet un usage hors AMM d’un médicament. Les prescriptions de baclofène seront bientôt ouvertes à l’ensemble des titulaires d’un diplôme de docteur en médecine. Les généralistes ne seront donc pas exclus contrairement à ce que redoutaient les associations de malades. Des incertitudes demeurent quant à la date à laquelle le dispositif pourra entrer en vigueur : au plus tôt à la fin septembre. «Avec la RTU tout va changer, se félicite le Pr Bernard Granger (psychiatre, Hôpital Cochin, Université Paris-Descartes). L’accès au baclofène pourra se faire sans réticences, de nombreux médecins se refusant encore à prescrire hors AMM à la différence de ceux, courageux, qui osent le faire.»
En parallèle, deux essais cliniques (contre placebo) sont conduits en France. Il s’agit notamment d’étudier qui sont les meilleurs «répondeurs». Il s’agit aussi de trouver le meilleur équilibre entre les fortes doses qui permettent d’obtenir un réel «détachement» vis-à-vis de la consommation d’alcool et le moins d’effets secondaires (somnolence et fatigue notamment). Il s’agit aussi pour l’un de ces essais de préparer le lancement par le laboratoire français Ethypharm d’une nouvelle présentation du médicament, plus fortement dosée et mieux adaptée à sa nouvelle indication que sa version générique actuellement disponible. Les résultats de ces deux essais ne seront pas connus avant le milieu ou la fin 2014.
Question : comment justifier que des essais cliniques contre placebo soient menés parallèlement à une commercialisation désormais officielle ? Ajoutons pour finir que, la France n’étant pas une île, un autre médicament visant un objectif voisin (non pas «d’abstinence» mais de «réduction de la consommation») a obtenu une AMM européenne. Il s’agit du nalméfène des laboratoires danois Lundbeck qui sera commercialisé sous le nom de Selincro. Ce ne sera sans doute pas le cas avant 2014, en France, où les prescriptions devront impérativement se faire «en association avec un suivi psychosocial continu».
Pour l’heure, l’un des effets de «l’affaire baclofène» est d’écorner la toute-puissance sanctifiée des «essais contrôlés». Il y a bien sûr le corollaire : la tentation de la déraison face au fléau sans fin qu’est le «triomphe de l’alcool». L’étonnante «rencontre de Cochin» a montré une nouvelle fois la tendance marquée des prescripteurs à «croire» ou à «ne pas croire» à l’efficacité du baclofène (ou à celle du nalméfène). Sans doute ne fait-on que retrouver ici, dans le champ de la thérapeutique, la terrible ambivalence de l’alcool et le traitement qu’ont pu en faire la culture judéo-chrétienne et l’hygiénisme moderne. C’est dire toute l’importance de décrire, aussi froidement que faire se peut, le développement du «phénomène baclofène» qui – hasard ou fatalité – coïncide avec celui de la cigarette électronique, autre chapitre essentiel de notre histoire de la santé publique.
Dans les deux cas, la raison, les démonstrations viennent affronter les passions. Dans les deux cas, on abandonne l’objectif du sevrage conduisant à l’abstinence à vie. On tente de trouver un terrain d’entente avec le démon de l’addiction. Et dans les deux cas, le pragmatisme pose de considérables difficultés à la puissance publique sanitaire qui semble, pour l’heure, comme dépassée par les événements.