Cela ressemble fort à un gros pétard mouillé. Mais, pour l’heure, il est encore allumé et fait florès : le «Viagra féminin» serait annoncé. Plus fort encore : ses effets dépasseraient les espérances de ses créateurs. Rien n’est plus beau que la vérité sinon une expérience qui n’a pas encore été menée. Le serpent de mer, la machine à rêveries, la fonderie à fantasmes sont de retour. Et le spectacle bat son plein sur les estrades médiatiques. Qu’il fasse ou non long feu, ce spectacle n’est pas sans intérêt, réveillant quelques vérités que l’on pouvait croire étouffées sous le bât de la parité.
Tout a commencé (comme pour la mastectomie bilatérale d’Angelina Jolie) dans le New York Times. Editions datées du 22 mai. Texte un peu long, caricatures de circonstances (pâmoison) et le tout publié sous le titre Unexcited ? There May Be a Pill for That.1 Ce qui offre l’avantage de faire l’économie de la traduction et d’apprécier l’usage des majuscules. L’auteur, Daniel Bergner, y annonce la sortie, pour l’été, d’un ouvrage s’interrogeant sur ce que veulent les femmes et promettant quelques aventures scientifiques dans le vaste champ du désir féminin. L’entreprise est de taille. Certains s’y sont perdus.
En France, une jeune rédactrice du site Slate.fr s’est très vite intéressée au sujet, renvoyant en abyme à un blog (Hot Topics) du site San Francisco Gate. Dans tous les cas, ce sont des centaines de commentaires renvoyant à d’autres sites qui renvoient eux-mêmes à d’autres commentaires. Une forme de buzz autopotentialisateur que plus rien ne semble pouvoir calmer ; et certainement pas les effets d’une molécule qui induirait un comportement compulsif, l’atteinte de l’orgasme renvoyant aussitôt à celle du suivant. Où l’on voit incidemment (et sans même être consommateur) que le parallèle avec le Viagra (ou ses concurrents) ne vaut pas. La chaleur venant, ce phénomène n’est pas sans faire songer à ces mares de juin que le cycliste perçoit soudain emplies de croassements inextinguibles. Sans parler, la lune venant, des comportements de certains félins tenus pour être de tempérament domestique.
Mais encore ? Il semblerait que l’inventeur de la spécialité pharmaceutique en gestation soit un psychopharmacologue de nationalité néerlandaise du nom d’Adriaan Tuiten qui aurait trouvé la lumière lors d’une expérience personnelle. Une légende naissante laisse ainsi entendre qu’il aurait été quitté par sa petite amie vers l’âge de vingt-cinq ans, et ce alors même qu’il la connaissait depuis l’âge de treize. Il confie avoir, alors, été sidéré ; ce dont on ne peut douter. Et c’est ainsi qu’une rupture conduisit ce manuel, alors passionné de menuiserie, vers une longue quête intellectuelle : celle des clefs moléculaires ouvrant la porte des mystères des émotions corporelles féminines. Certains n’en sont jamais revenus. Lui assure tenir le bon bout.
Avec de nombreux collègues, il a publié ces dernières années plusieurs travaux fragmentaires dans le Journal of Sexual Medicine. Puis il vient (dans la livraison de mars) de proposer un plan volontariste de développement. Toutes les données ne sont certes pas stabilisées mais il dit avoir la certitude que la Food and Drug Administration sera séduite ; et ce même s’il doit, pour conclure, élargir ses essais cliniques en double aveugle à plus d’un millier de volontaires. C’est là, pour l’essentiel, une affaire néerlandaise incluant des chercheurs des Universités d’Utrecht et d’Amsterdam sans oublier les Etats-Unis (San Diego Sexual Medicine) et le Canada (Queen’s University, Kingston) ; le tout sous l’égide et les intérêts de la société néerlandaise Emotional Brain B.V. (www.emotionalbrain.nl/). Adriaan Tuiten y œuvre depuis dix ans ; et il y recrute depuis son centre d’Almere, situé dans le port d’Amsterdam.
Longtemps avant le feu vert commercial, le nom a été trouvé : Lybrido. Certaines entendent là libido, débridée et liberté. Sans doute est-ce le but recherché avec, dès la prononciation, comme un préparfum d’effet placebo-libido. Les travaux antérieurs de l’équipe d’Amsterdam avaient cherché à trouver un remède à la dysfonction sexuelle féminine en associant la testostérone et un inhibiteur de la phosphodiestérase de type 5 (vardénafil). Vaste marché si l’on s’en tient à la prévalence affichée de l’entité «insuffisance de désir sexuel» (43% des femmes adultes aux Etats-Unis, entre 21 et 36% dans quatre grands pays d’Europe occidentale avec des taux grimpant de 27 à 81%) entre 46 et 70 ans. Véritable Eldorado quand on tient pour acquis qu’il n’existe pas de traitement, du moins pas de traitement pharmacologique reconnu comme tel.
Pour sa part, Adriaan Tuiten a émis l’hypothèse féminine qu’une combinaison de différents principes actifs était préférable à un seul quand on cherche à lever les inhibitions des voies neuronales spécifiquement impliquées dans l’inhibition sexuelle. Il a pour cela commencé à tester l’innocuité et l’efficacité dans une étude2 publiée en 2009. Etude en double aveugle, randomisée contre placebo ; groupe de 57 patientes volontaires souffrant toutes de baisse du désir sexuel. Deux versions (Lybrido et Lybridos) pendant quatre semaines à la demande. Les patientes ont décrit parallèlement par écrit leurs expériences sexuelles tandis que l’on mesurait biologiquement leurs réponses psychophysiologiques sexuelles à des extraits de films érotiques ; et ce via un laboratoire ambulatoire qui, selon les auteurs, est un moyen plus écologique que le laboratoire institutionnel traditionnel. On verra là une économie de transports.
Lybrido et Lybridos auraient, selon les auteurs, considérablement amélioré la satisfaction sexuelle. Et le niveau d’amélioration atteint serait associé à l’étiologie sous-jacente : Lybrido fonctionnerait mieux chez les femmes ayant une faible sensibilité aux signaux sexuels, alors que Lybridos serait plus efficace chez les personnes avec des niveaux élevés d’inhibition sexuelle. Mais il y a plus, comme le rapporte le journaliste Daniel Bergner : «plusieurs consultants dans le domaine m’ont confié que les laboratoires pharmaceutiques s’inquiétaient de leurs résultats, qui seraient trop bons. Et surtout, que la FDA risquait de rejeter la spécialité, craignant que les femmes débordent de libido et deviennent des infidèles frénétiques, bouleversant l’ordre de la société.»
Véridique ou légèrement amplifié, gonflé, enjolivé ? Une épidémie à venir de nymphomanie ? Des femmes «améliorées», trop soignées, devenant responsables du désordre du monde ? La démonstration fantasmée qu’il n’y aurait ici aucune équité, une association de testostérone et d’un cousin germain du Viagra déchaînant les monstres du ça brisant les digues des sur-moi. Ou simple construction médiatique à visée banalement commerciale ? Une romance moderne sur le thème «cachez cette molécule faite de deux principes actifs que nous ne saurions voir». Après l’avoir mise au point, son créateur prierait pour parvenir à en maîtriser les effets. La vieille histoire toujours d’actualité de la Boîte de Pandore ou celle, renversée, de la chambre interdite de Barbe Bleue.
Outre-Atlantique, le journaliste spécialiste des désirs féminin surfe sur les parallèles rugissants et compare l’élaboration de Lybrido à celle de la pilule contraceptive. «Cela n’a pas seulement influencé la vie sexuelle des femmes, mais tout le reste, explique-t-il. De leur statut social à leur pouvoir d’achat. Qu’est-ce que ça signifie si les femmes peuvent désormais contrôler, avec une simple ordonnance, le besoin le plus primitif ?» Pourquoi primitif ? Et pourquoi une ordonnance ? Anrew Goldstein est directeur de la recherche et du développement de l’entreprise du port d’Amsterdam. Selon lui, rien ne serait encore véritablement acquis quant à la possibilité de transformer une femme souffrant d’un manque certain de désir sexuel en une femme devenant brutalement sexuellement agressive. Sous-jacente à cette angoisse masculine médiatisée, on retrouve un invariant au moins aussi vieux que le monde des mammifères : l’impossibilité de réguler sinon de comprendre la sexualité de celles qui – quoi qu’on dise ou pense par ailleurs – ont aussi pour caractéristique de donner la vie.