Le jour de la mort de mon oncle, je me souviens qu’on apposa des scellés sur sa porte. Ce n’est que cinq semaines plus tard que nous eûmes le droit d’entrer dans le petit appartement humide qui nous parut dans un état de décrépitude évoquant un monde en ruine. Il avait été médecin de famille pendant trente-cinq ans, et nul souci de retraite ne l’avait jamais effleuré. Le cœur serré, je l’imaginai vivotant là-dedans, se confectionnant pour finir le dernier cocktail, celui qui nous emporte dans l’ivresse absolue du renoncement. Il en parlait quelquefois comme de l’«ultime tremblement de terre, celui qui fait trembler même le plus fort d’entre nous».
On fit l’inventaire de ses biens : un lit, une table, trois rechanges de linge, des vêtements ordinaires, un jeu de cannes à pêche, des ustensiles de ménage et surtout, des centaines de livres entreposés du sol au plafond sur plusieurs rangées.
On découvrit également, dans trois cartons qui gondolaient en tous sens, des piles de feuilles couvertes de son écriture. C’était une espèce de roman qu’il avait composé dans le plus grand secret. Pour ce que j’en compris, ce texte touffu évoquait la vie d’un certain Thomas, alpiniste, dont il parlait comme d’une légende vivante et qu’il faisait se mouvoir dans un décor de carte postale. J’identifiai certains personnages (ils avaient beaucoup de traits communs avec mes proches), pris du plaisir à suivre l’intrigue (convenablement embrouillée) et me perdis au milieu d’un passage évoquant des chutes de pierres au beau milieu d’une ascension particulièrement périlleuse. Cependant, la culture me manquait pour saisir de manière exhaustive les idées maîtresses du texte.
Je voyais mon oncle en train d’écrire cette histoire après de dures journées entièrement dévolues au soin de ses patients, et cela me plongeait dans des abîmes de perplexité.
Chacun de nous est une foule. C’est ainsi qu’on abrite des personnages différents, qui cohabitent en nous de façon harmonieuse ou chaotique et se révèlent en fonction des lieux, des moments et des personnes auprès desquelles on se trouve.
Mon oncle, pendant des années, dans son cabinet de campagne, s’était dévoué corps et âme (expression des plus appropriées au demeurant !) aux autres, subissant mille pressions pour renoncer à toutes les dimensions de lui-même qui n’entraient pas en jeu dans sa vocation. Souvent, et avec humour, il avait évoqué son sentiment de «ne jamais être assez disponible, assez libre, assez tranquille». A l’automne de sa vie, il s’était consacré à son jardin, faisant pousser des tomates, des haricots verts, des concombres qu’il distribuait dans le voisinage. Il avait creusé un étang, s’était mis à l’élevage des carpes, et quelquefois des chevreuils y venaient boire…
Je suppose donc qu’il devait écrire la nuit, dans ces moments interstitiels qui confèrent une capacité effective de mobiliser quelque chose de profond parce que la veille on était dans la mêlée. Et je m’en voulais d’une certaine façon : peut-être avions-nous ignoré la partie la plus importante de sa vie, celle qui avait le plus compté à ses yeux ? Il était cet homme modeste, souriant, que j’avais si souvent vu rouler sa cigarette entre ses doigts.
Tant qu’on est vivant, on ne peut voir la taille véritable d’un homme, parce qu’il n’est pas encore lui-même. Il est en devenir.
Ainsi donc, on ne peut pas mesurer la taille des êtres encore vivants, leur dimension. Cela vient après, quand le vivant est devenu trace, empreinte. Alors, oui…
Alors, on se rend compte que ce tremblement en nous n’était pas seulement un tremblement de terre, mais la naissance d’un nouvel astre dans le cosmos en mouvement.