A la première lecture, ce n’est sans doute pas la publication médicale et scientifique la plus enthousiasmante de l’année. A la relecture, rien n’impose de désespérer. Une équipe de chercheurs français vient de démontrer que depuis qu’il a été identifié et isolé le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) n’a cessé de s’adapter en «s’humanisant». Au fil du temps et des recombinaisons génétiques, il évolue en donnant naissance à de multiples souches «variantes». Et il parvient à déjouer continuellement les réponses biologiques de défense que les personnes infectées développent contre lui.
Usant d’un euphémisme concernant la découverte de ces chercheurs, l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale (Inserm) explique que cette dernière «complique» la mise au point d’un vaccin préventif efficace. Publié dans le dernier numéro de la revue PLoS Pathogens,1 ce travail est signé d’une équipe de chercheurs de l’Unité de recherche Inserm, «Morphogenèse et antigénicité du VIH et des virus des hépatites» dirigée au CHU de Tours par Martine Braibant et Francis Barin.
Au centre de cette découverte, les anticorps neutralisants. «Dans bon nombre de modèles viraux les anticorps contribuent au contrôle de l’infection, et certains anticorps, dits neutralisants in vitro, empêchent les infections ou réinfections in vivo, résume le Pr Barin.2 Dans le cas du virus de l’immunodéficience humaine, il ne semble pas que les anticorps neutralisants jouent un rôle prépondérant dans le contrôle de la progression de la maladie, mais des données expérimentales suggèrent que des anticorps neutralisants pourraient protéger de la primo-infection à forte concentration et ainsi être associés à une immunité stérilisante.»
Le Pr Barin ajoute que les anticorps neutralisants identifiés les plus efficaces vis-à-vis des souches sauvages agissent en inhibant des fonctions essentielles à l’entrée du virus dans la cellule cible : inhibition de la fixation au récepteur CD4, inhibition de la fixation aux corécepteurs CCR5 et CXCR4, inhibition de la fixation au galactosyl céramide. Ils sont donc dirigés contre des épitopes conservés de l’enveloppe virale. La plus grande difficulté dans une perspective vaccinale réside actuellement dans l’incapacité à générer des immunogènes capables d’induire de tels anticorps fonctionnels.
«Les premières années de recherche sur les anticorps neutralisants du VIH ont conduit à un certain optimisme qui pouvait être justifié à l’époque, se souvient encore le Pr Barin qui, parallèlement à ceux sur les hépatites virales, mène des travaux dans ce domaine depuis trente ans. Très rapidement, il a été confirmé que, comme pour les autres virus enveloppés, les anticorps neutralisants étaient dirigés contre l’enveloppe virale. Au sein de l’enveloppe, la région V3 a concentré de nombreux efforts car elle avait été identifiée comme étant le principal épitope inducteur d’anticorps neutralisants (PND pour principal neutralising determinant). La diversité et la variabilité de cette région permettaient notamment d’expliquer le spectre étroit de la neutralisation (spécificité de souche) et l’échappement du virus à la neutralisation par anticorps.»
Il se souvient que l’optimisme fut très fortement ébranlé lorsqu’on s’aperçut que toutes les premières années de recherche reposaient sur de mauvais concepts et de mauvais outils. En effet, la quasi-totalité des recherches effectuées avant les années 1993-1995 utilisaient des tests de neutralisation avec pour cibles des cellules T immortalisées (CEM, SupT1, Molt) et des souches virales (LAI, IIIB, MN, RF, SF2) adaptées à ces lignées.
Les auteurs démontrent aujourd’hui qu’au cours de l’épidémie, le VIH est devenu de plus en plus insensible aux anticorps neutralisants produits contre lui. Les chercheurs français sont parvenus à démontrer ce phénomène en analysant les variations fines de structure des souches de VIH conservées dans plusieurs collections virologiques. Ces souches provenaient de prélèvements sanguins effectués sur quarante malades entre 1987 et 2010. Aucun des malades n’avait été traité par des médicaments antirétroviraux avant le prélèvement. Ce ne sont donc pas les résistances aux antirétroviraux qui peuvent expliquer ce phénomène mais bien les propres ressources du VIH lui-même – son «génie pathogène».
«Il était bien connu qu’à l’échelle individuelle le VIH dispose des moyens de s’adapter et contourner les propres barrières de défense dressées contre lui par la personne infectée, a expliqué Martine Braibant à Slate.fr. Mais nos travaux établissent que l’évolution des capacités d’échappement du VIH aux anticorps neutralisants est un phénomène collectif, évolutif dans le temps et qu’il concerne toute la population.»
Dans ce contexte, les résultats des analyses génétiques fines de l’évolution des VIH depuis 1987 viennent compliquer une tâche qui était déjà éminemment complexe. Les souches de VIH dataient de trois périodes : 1987-1991, 1996-2000 et 2006-2010. C’est l’une des raisons pour lesquelles ces résultats constituent ce que l’Inserm dénomme une «sombre perspective».
«Nous avons observé une réduction significative de l’activité neutralisante des sérums hétérologues de personnes infectées, plus récemment (2003-2007) par rapport aux patients infectés plus tôt (1987-1991), ce qui suggère que la résistance croissante des espèces VIH à la neutralisation au fil du temps a coïncidé avec une diminution de l’immunogénicité, expliquent encore ces chercheurs. Ces données fournissent la preuve d’une adaptation permanente de l’espèce par le VIH-1 à l’immunité humorale de la population humaine, qui peut ajouter un obstacle supplémentaire à la conception d’un vaccin efficace contre le VIH-1.»
Cette forme d’adaptation continue du VIH à l’évolution des réponses immunitaires humaines dirigées contre lui est un phénomène assez inattendu et malencontreux qui témoigne d’un nouvel aspect du «génie pathogène» du VIH. «On peut dire que, d’un certain point de vue, le VIH s’humanise» résume Martine Braibant. Il se révèle capable d’élaborer des réponses plus sophistiquées aux mêmes armes biologiques forgées contre lui depuis qu’il est apparu dans l’espèce humaine.
Pour autant, les chercheurs français se refusent à désespérer. Ils expliquent ainsi, dans la même publication, avoir identifié une possible réponse, utilisable à des fins vaccinales. L’association de deux puissantes molécules leur semble encore aujourd’hui capable de neutraliser in vitro les souches virales les plus récentes et les plus évoluées du VIH. L’efficacité observée in vitro est d’autre part obtenue à des concentrations compatibles avec une utilisation chez l’homme. Il s’agit ici d’«anticorps monoclonaux neutralisants» développés outre-Atlantique par le Caltech et par le Scripps Research Institute (NIH45-46G54W et PGT128).
Plus généralement, cette étude souligne la nécessité absolue, trente ans après la découverte du VIH, de continuer à surveiller l’évolution constante de la structure de cet agent pathogène. Surveiller et conserver la mémoire des virus du passé. Là aussi la veille sanitaire s’impose. De même qu’une forme de rémanence de l’enthousiasme pour continuer à combattre cet ennemi.