L’été n’est pas incompatible avec la réflexion sur les frontières entre l’ici et l’au-delà. Frontières plus ou moins anticipées, plus ou moins médicalisées. Nous nous demandions il y a peu (Rev Med Suisse 2013;9:1442-3) si la Suisse allait éclairer la France sur la question du suicide assisté. Le travail des médias sur l’opinion des foules étant ce qu’il est devenu, on estime généralement de ce côté des Alpes et du Lac que la Confédération maîtrise pleinement le sujet. Et qu’elle offre volontiers (pour une fraction d’héritage) toutes les possibilités d’un partir dans une dignité fantasmée ; une solution que refuse l’obtus législateur français.
On connaît depuis Blaise Pascal (1533-1592) et Michel de Montaigne (1623-1662), ce qu’il peut en être de la plasticité des vérités françaises qui ne sont que des erreurs sur l’autre versant des Pyrénées. C’était avant la Révolution, l’Empire et la colonisation. Avant que la France n’entreprenne d’éclairer le monde de son génie et de ses valeurs universelles. Aujourd’hui, l’éclairage est, sinon fini, du moins plus modeste. Il en va tout particulièrement des questions éthiques et de la relativité imposée par le droit comparé.
Pour l’heure, l’urgence hexagonale et éthique est à la fin de vie. Récurrents depuis trente ans, le débat et la polémique sur cette fameuse fin viennent une nouvelle fois, de rebondir. Notamment, sous la forme d’un nouvel avis1 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), document demandé par le président de la République et qui précédera des «états généraux». Viendra une nouvelle loi tricolore. Ou pas. Dans l’attente, les plus curieux des citoyens français peuvent, après la Suisse, voyager gratuitement sur les rives du Styx de l’outre-Quiévrain.
Qu’en est-il de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté au Benelux (28 millions d’habitants) ? «C’est au bout de plusieurs décennies de pratique acceptée que les Pays-Bas ont légalisé l’euthanasie et le suicide assisté en 2001. La Belgique a suivi en 2002 pour l’euthanasie tout en restant silencieuse sur le suicide assisté. Enfin, en 2009, le Luxembourg a admis les deux pratiques, résume le CCNE. Alors que l’expérience du Luxembourg n’est pas encore très lisible et ne concerne actuellement que quelques cas par an, la progression des chiffres aux Pays-Bas et en Belgique est pour le moins alarmante. En effet, ces derniers temps, les Pays-Bas accusent une progression annuelle du nombre d’euthanasies de 18% (2010-2011). Déjà en 2009, alors que le rythme annuel d’augmentation atteignait 13%, l’ONU avait fait savoir que la situation la préoccupait. En Belgique, le nombre d’euthanasies a presque triplé depuis 2006.» S’inquiéter ?
En Belgique, la loi dispose que le critère requis est celui de la souffrance physique ou psychique insupportable et constante – cette souffrance résultant d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. Or en quelques années seulement, l’interprétation de cette notion s’est considérablement distendue ; en témoignent les différents rapports de la commission de contrôle.
«C’est sans doute la notion de souffrance qui a été le plus revisitée par la Commission belge de contrôle. Tout d’abord, concernant les caractères de la souffrance, la Commission belge de contrôle a estimé, dans son premier rapport (2002-2003), que cette souffrance est "en grande partie d’ordre subjectif et dépend de la personnalité du patient, des conceptions et des valeurs qui lui sont propres", observe le CCNE. Le médecin peut donc difficilement la déterminer.»
Dans son troisième rapport (2006-2007), la Commission a décidé que l’estimation du caractère insupportable et inapaisable de la souffrance devait parfois tenir compte de l’âge du patient et que «la prévision d’une évolution dramatique (coma, perte d’autonomie, démence progressive) a été considérée comme une souffrance psychique insupportable et inapaisable». La loi belge prévoit-elle que l’origine de la souffrance doit être une affection pathologique ou accidentelle ? La Commission de contrôle accepte des cas de personnes qui souffrent uniquement des effets du grand âge. Dans le quatrième rapport (2008-2009), plusieurs membres (minoritaires) de la Commission ont signalé leurs désaccords quant à cette interprétation extensive de la loi, considérant que la souffrance et la demande d’euthanasie n’étaient pas liées aux affections mais aux conséquences de l’âge. C’est ainsi qu’en mars 2011, un couple a obtenu l’euthanasie alors que seul le mari était en phase terminale de cancer. Sa femme souffrait uniquement des effets du grand âge. Trembler ?
Dans le même mouvement (la même «logique» ?), la Commission belge s’ouvre de plus en plus au cas des maladies psychiatriques. «A la suite du troisième rapport et de son interprétation large sur la notion de souffrance psychique, on note que dans la catégorie des euthanasies de personnes dont le décès n’est pas prévu à brève échéance, le nombre d’affections neuropsychiatriques est passé de 8 à 24% en deux ans, entretenant une confusion entre la souffrance psychique et la maladie psychiatrique» observe encore le CCNE. Pour leur part, les Pays-Bas ne retiennent que le critère de la souffrance insupportable sans perspective d’amélioration. La Cour suprême fait toutefois preuve d’une grande indulgence pour les médecins qui acceptent de pratiquer l’euthanasie à la demande d’une personne seulement fatiguée de vivre.
Il faut désormais aussi compter avec la revendication du droit à l’euthanasie et au suicide assisté pour les personnes «les plus vulnérables». La question de l’ouverture de ce droit aux mineurs est actuellement débattue en Belgique. Le débat y oscille entre le maintien d’un seuil chiffré en âge et l’abolition de ce seuil au profit de la capacité de discernement (certains l’estiment – déjà – présente aux alentours de 7-8 ans ; le fameux seuil de l’âge de raison). Les Pays-Bas, quant à eux, reconnaissent déjà ce droit aux mineurs de douze ans et plus. Pour les 16-18 ans, les parents doivent participer à la prise de décision et pour les 12-16 ans, un double consentement est nécessaire, celui de l’enfant et celui des parents. Etre troublé ?
De l’enfant au fou, il n’y a qu’un pas : la question de l’ouverture de l’euthanasie aux personnes démentes a aussi été envisagée en Belgique, notamment pour celles qui auraient exprimé leur volonté dans une déclaration anticipée et non limitée dans le temps. Aujourd’hui, le débat porte aussi sur les sujets atteints de maladie d’Alzheimer – certains cas sont déjà mentionnés dans les rapports officiels. Aux Pays-Bas, douze cas de démences ont été signalés en 2009. Dans leur rapport, les Commissions hollandaises de contrôle recommandaient simplement au médecin d’agir avec plus de prudence quant au discernement de la personne. Elles précisaient que l’avis d’un autre médecin était essentiel pour les maladies psychiatriques à l’exception de la démence et de la dépression.
«Enfin, reste le cas des nouveau-nés» note le CCNE dans son avis. Ajoutons les contrôles a posteriori et largement inefficaces des pratiques. En dix ans de pratique, aucun cas n’a été transféré au procureur du Roi en Belgique. Aux Pays-Bas, seuls quelques cas par an sont sanctionnés. Au Luxembourg, toutes les euthanasies pratiquées ont été déclarées conformes à la loi. «L’euthanasie et le suicide assisté tendent à se banaliser au Benelux, conclut l’avis. En Belgique, il est de moins en moins rare que ce soient des infirmières qui pratiquent l’euthanasie alors qu’en théorie, elles n’en ont pas le droit. De même, les pharmacies belges proposent-elles depuis 2005 un "kit euthanasie".»2 Sans faire crédit ?
Aux Pays-Bas, l’association «Uit wrije wil» («de plein gré») milite activement pour une plus grande accessibilité à l’euthanasie. Elle réclame ainsi ce droit pour toutes les personnes de plus de 70 ans, simplement fatiguées de vivre. C’est elle qui est à l’origine de l’idée des équipes euthanasiques mobiles et des cliniques de fin de vie.
L’été 2013 n’est pas incompatible avec la réflexion. Et celle-ci n’interdit pas les sueurs. Glacées.