«Let the patient revolution begin» est l’étrange titre d’un numéro et d’un éditorial du BMJ.1 Etrange, car peut-on encore parler d’un commencement ? Cette révolution ressemble plutôt aux soubresauts d’un vieux mouvement. Ses débuts – les efforts pour sortir du paternalisme – datent d’il y a au moins 30 ans. Avançant d’abord masqué, il s’est ensuite placé au cœur des progrès de la médecine, luttant contre mille résistances, cherchant à renouveler les pratiques et faisant émerger, lentement, une conscience commune.
Que l’histoire de ce mouvement soit inachevée, c’est une évidence. Dans son éditorial, Tessa Richards rappelle que «beaucoup reste à découvrir, à évaluer et à mettre en place pour parvenir à un partenariat réel avec les patients». En particulier, explique-t-elle, il s’agit d’inclure «la décision partagée dans la pratique quotidienne». Ou encore de changer les manières de soigner «pour recevoir de l’aide de la part de ceux que le système est censé servir». C’est exactement cela. Mais quoi de neuf, en 2013, dans la manière d’y arriver ? Rien de moins qu’une révolution, affirme donc Richards, dont le moteur serait le nouvel internet animé par des patients. Autrement dit, la révolution attendue par Richards n’est pas propre à la médecine, elle ne prolonge pas l’ancienne réflexion sur l’asymétrie de l’information ou celle, plus moderne, sur la littératie. Elle se fonde sur la force du Net 2.0, seule capable de briser les vieilles lignes de résistance. «Des années de paternalisme ont laissé les médecins et les patients démunis face à un autre type d’interaction» dit-elle. Reste la question : le monde qui se dessine avec l’internet participatif, fait de réalité augmentée (où le virtuel l’emporte sur le réel), d’information à la fois individualisée (où domine le point de vue de l’utilisateur) et communautaire (centrée sur le partage, mais aussi sur les croisements statistiques), va-t-il offrir l’écosystème capable d’accueillir – enfin – une médecine centrée sur les patients ?
A bien regarder la situation actuelle de la médecine, on se dit que, quoi qu’il se passe, ce sera un progrès. Prenez les données. De l’ensemble des résultats de recherche clinique, nous ne disposons toujours pas. Quantité d’études négatives continuent d’échapper à la publication. Bref, la logique du savoir est celle du secret commercial et non du bien des patients ou de l’avancée scientifique. Richards a raison : «les patients manquent d’informations sur les variations de la pratique, sur l’efficacité des soins et sur l’extension de l’incertitude». Et cela est inadmissible. Richards pense que certains sites internet conçus pour aider les patients se montreront, eux, capables d’imposer de nouvelles normes. Il se pourrait qu’elle ait raison. Des sites traquent déjà les interventions inefficaces (choosingwisely.org), d’autres mettent en base de données les incertitudes concernant les effets des traitements (library.nhs.uk/duets). Richards souligne le pouvoir des communautés online de patients, où ils peuvent se rencontrer, parler, se soutenir, s’informer. Par exemple : healthunlocked.com, healthonline.org, rawarrior.com ou cancergrace.org. Seul problème, nuançant le caractère vertueux de ces initiatives, rappelle Richards dans une parenthèse : la valeur d’empowerment des sites dépend de celui qui les sponsorise…
Et la question du sponsoring n’est pas la seule. L’interrogation doit porter au-delà. Quel pouvoir, quelle théorie se cachent derrière cet internet de patients ? Les sites sont communautaires, peut-être, mais de quelle communauté s’agit-il ? A quel système d’ensemble l’individu fait-il face ? Autrement dit : quelle est sa liberté ? La même que celle du consommateur moderne, qui a le choix entre 100 smartphones mais qui tous imposent à son quotidien les mêmes logiques d’utilisation et pièges commerciaux ? Les gestionnaires de logiciels et de banques de données s’occupent des grandes orientations et balisent les limites de notre liberté. A nous revient la possibilité de choisir l’offre commerciale. Et de participer à l’extraordinaire jeu relationnel qui nous est alors offert. Est-ce cela, l’avenir de la médecine ?
Soyons clairs : on ne peut plus parler d’informations, de liberté, de pouvoir, sans s’intéresser aux dessous de l’internet de la santé. L’un des plus grands sites d’échanges d’informations entre patients souffrant d’une même maladie – patientslikeme.com – vend par exemple à l’industrie pharmaceutique les données sur les conditions détaillées et les traitements de ses internautes. D’autres avancées méritent attention. En parallèle avec l’internet patient se développe le fulgurant marché du Mobile health – tous les capteurs et dispositifs qui sont ou seront branchés sur les smartphones, ou d’autres interfaces, via des applications – ou les fameux «vêtements intelligents», qui enregistreront tout de nous. Marché qui, au-delà des produits, porte sur des idées, des concepts et ouvre un monde utopique.
C’est devant cela qu’il ne faut pas abandonner la vigilance intellectuelle. Les nouveaux acteurs du domaine de la santé cherchent à surfer sur la tendance «patient au centre». Mais le danger est que le patient devienne captif comme il ne l’a jamais été, pris au cœur d’une toile d’araignée commerciale et idéologique. C’en est peut-être fini du paternalisme, mais ce qui se fait jour n’apparaît en rien plus libérateur.
Placer le patient au centre n’a rien d’évident : certaines influences s’exercent de manière subtile. Le même numéro du BMJ donne la parole à un patient qui a créé un site exclusivement dédié à la polyarthrite rhumatoïde.2 Ce patient explique à quel point la communication avec les autres l’a aidé et comment, ensemble, ils ont augmenté leur savoir et leur influence. Mais il n’aborde pas une importante question qui se pose à tous les patients qui s’agrègent autour d’un diagnostic : celui-ci recouvre-t-il le véritable problème ? Non que les diagnostics donnés aux patients soient faux. Mais beaucoup suivent un paradigme, un découpage nosologique qui répond à la nécessité de conserver intactes les anciennes spécialisations et classifications médicales (liées à des intérêts et à des pouvoirs) plutôt qu’à en imaginer d’autres, plus pertinentes pour les patients.
Enfin, dans toute cette discussion, un peu de franchise ne ferait pas de mal. La grande tendance qui s’impose à la médecine, qui dirige le développement des systèmes de santé des pays développés, ce n’est pas la liberté ni la mise au centre du patient. C’est l’efficience. Certes, comme le suggère Richards, le patient-centrisme pourrait permettre d’éviter de nombreux traitements inutiles ou non désirés et reconfigurer ainsi les soins d’une manière qui augmente leur efficience. Mais, précise-t-elle immédiatement, là ne doit pas être le but premier de la révolution. Elle a mille fois raison. Ce qu’il faut bien avouer, cependant, c’est que tout mouvement qui menacerait d’augmenter les coûts serait politiquement combattu. Qu’il mette le patient au centre n’y changerait rien. Le choix du patient, de plus en plus, c’est soit d’accepter l’option qui apparaît la meilleur marché, soit de payer soi-même.
Une petite remarque finale. Ne confondons pas «patient centred» avec «client oriented». Etre centré sur le malade, pour la médecine, n’est pas une stratégie. C’est la condition de son existence, la démarche d’où elle émerge : son origine.