On peut flirter avec la maladie de plusieurs façons. On peut la côtoyer tout le temps en s’entourant de mesures d’hygiène aptes à la tenir à distance ou à la déjouer à la dernière minute. On peut développer une véritable hypocondrie destinée à recueillir des signes capables en même temps de ne jamais se distraire d’une vigilance suffisante et au contraire de vivre une possible maladie assez à l’avance, avec pour résultat de l’exorciser quelque peu. Mieux vaut en tout cas être un malade imaginaire qu’un malade réel. On peut enfin se méfier sans cesse de possibles contaminations ou de prises de risque aussi bien alimentaires que concernant une activité physique insuffisante.
… considérer des moments de souffrance dus à une maladie comme un passage obligatoire dans la vie …
Mais qu’est-ce que c’est vraiment, la santé ? Rester simplement dans des normes, ce n’est pas assez rassurant. Penser posséder une qualité de vie adéquate, c’est par trop anonyme et assez dépersonnalisant. Parfois, une bonne santé pourrait se nicher dans des transgressions opportunes de normes, transgressions assumant alors le signe d’une vitalité toujours performante plutôt qu’un compromis avec une pathologie anodine. Tout semble en plus faire abstraction d’une hérédité génétique incontournable. Toujours est-il que de mauvais gènes peuvent rester inlassablement silencieux, ou laisser les événements, c’est-à-dire l’épigénétique, s’imposer envers et contre tout.
Plus risqué encore que des compromis momentanés avec des prises de substances toxiques alléchantes ou un laisser-aller non hygiénique, est de se fier seulement à la chance ou à des mesures protectrices internes supposées existantes, du moins virtuellement.
En somme, malchance ou négligence, faut-il choisir ? Une maladie peut s’installer en nous à notre insu, ou nous envahir d’un seul coup avec perte et fracas. Pire encore, il se peut que davantage de signes d’une maladie naissante soient perçus comme un apport énergétique inattendu, ne serait-ce que par la fausse euphorie que peut provoquer par exemple la fièvre.
D’autre part, on peut avoir été éduqué à ne pas se plaindre si des symptômes d’une maladie donnée ne sont pas d’emblée trop handicapants. Certaines cultures semblent dédaigner la maladie, toute maladie, et d’autres paraissent considérer des moments de souffrance dus à une maladie comme un passage obligatoire dans la vie de tout un chacun. On peut ressentir une maladie comme un rappel de la présence discrète de la mort, ou comme la conséquence d’une faute, ou à la limite comme une épreuve apte à renforcer notre caractère, notre endurance.
Mais quand la maladie est là, avec un diagnostic, des symptômes indiscutables et son arrogance qui n’admet plus aucun compromis, aucune garantie sur l’avenir, sur une issue quelque peu favorable, à ce moment-là de grandes décisions intérieures sont à envisager sérieusement. Si l’on considère comme une pure perte le temps où la maladie va pouvoir demeurer en nous, on entre dans la perspective que notre vie sera désormais fragmentée. Récupérer une santé signifierait récupérer notre vraie identité, mise en danger sur le moment par cet inconvénient majeur qui est peut-être même dû à une faute d’attention de notre part. Si au contraire la maladie est acceptée comme notre propre maladie, alors les expériences qu’elle nous imposera pourront à la rigueur contribuer à un épanouissement de notre personne. Nous serons obligés de modifier les rapports que nous avons avec notre entourage, et surtout ceux que nous avons, chacun, avec notre propre corps. Bref, des aspects inconnus jusqu’alors de notre pulsation vitale se feront jour et nous permettront de nous rendre compte qu’une santé à tout prix n’ouvre pas toujours la perspective de nous autopercevoir dans tous nos replis.
Il y aura certes d’autres sensations que les sensations habituelles, auxquelles d’ailleurs nous ne prêtions pas beaucoup d’attention. Il y aura d’autres émotions en jeu : la peur doublée de l’espoir, la honte mélangée avec la fierté de tenir le coup. On appréciera l’efficacité de certains médicaments, en supportant en même temps leurs effets secondaires. La douleur sera côtoyée sans cesse par le plaisir survenant lors de pauses de cette douleur même. On appréciera que certaines parties de notre corps soient épargnées du mal, aussi bien que l’on se demandera pourquoi certaines autres parties sont particulièrement frappées. Parfois, nos mécanismes de défense nous paraîtront peu alertes, parfois au contraire nous serons étonnés de leur endurance. On se demandera également si nos défenses organiques sont plus adroites lorsqu’on dort ou en état de veille. On fera peut-être aussi davantage attention à nos rêves autant qu’à nos rêveries.
Il serait exagéré, bien sûr, d’imaginer, lorsque nous irons mieux ou que nous serons guéris, une forme ou une autre de nostalgie pour la maladie. Quoi qu’il en soit, on aura en revanche la nostalgie du fait que nous n’avions pas estimé le temps où nous étions souffrants à l’instar d’une période creuse et inutile de notre existence.