La belle phrase de saveur nietzschéenne trône devant nous : «Deviens ce que tu es». Il nous reste, quoi qu’on en pense, la perplexité et le doute à propos de celle ou celui que nous sommes ou que nous pourrions être. Par rapport à quoi : à une norme, à des conventions, voire à des préjugés ? Qui, d’ailleurs, a établi ces normes et ces conventions ?
Ces encadrements identitaires peuvent se modifier sans cesse, des nuances de taille peuvent également déformer, ou au moins modifier le sens même de toute perspective identitaire, de toute référence suffisamment claire pour s’y sentir confortablement installé.
Ne vaudrait-il pas mieux se contenter d’une identité postiche ? …
Poursuivons tout de même notre enquête pour chercher à savoir si je dois imposer ma façon d’être sans trop hésiter, ou si je dois absolument m’aligner sur des normes communes. En admettant que je veuille renforcer mon sens personnel de l’identité, à qui donc me vouer ? A des religieux ? A des gourous ? A des gens bien-pensants ? A des scientifiques ? Sans être sûr que leurs suggestions, leurs propos seront assez détachés de leurs propres convictions ou d’intérêts de toutes sortes ?
Quoi qu’il soit, qui me garantit une liberté suffisante pour faire des choix identitaires personnels, pour valider mes bonnes résolutions de me ranger dans la majorité ? Les religieux me parleront de possibles tentations diaboliques par rapport à des choix identitaires maléfiques et autodestructeurs. Les bien-pensants me rappelleront le soubassement utopique qui préside à toute ambition quelque peu idéalisée. Les scientifiques me mettront en garde contre l’illusion d’un Moi personnel inébranlable, aussi bien que de l’existence d’une liberté proprement dite. En d’autres termes, les points de repère pour s’assurer une identité personnelle suffisante se révèlent pleins d’embûches et de mirages. , du genre du revêtement de l’uniforme d’une armée, ou réduite à un simple badge reconnu officiellement comme conforme à la loi ?
D’autre part, des questions inquiétantes, pas tellement éloignées de celles concernant l’identité personnelle, émergent à l’égard de la matière, de l’énergie prises en soi, autant que de la réalité tout court. Qu’est-ce donc que la réalité ? Ou plutôt, jusqu’à quel point la réalité est-elle si réelle ? En clair, chacun de nous a vraiment besoin de s’assurer un contour identitaire susceptible d’éviter une confusion avec n’importe qui d’autre.
En outre, si on prenait en compte les premiers signes d’une démence, l’abus de substances, y compris l’alcool, certains dépaysements, des traumatismes de tous genres, notre identité présumée ne ressentirait-elle pas des contrecoups violents, capables de mettre en péril même le besoin de se reconnaître à n’importe quel prix comme exactement la même personne qui recèle des caractéristiques inchangées depuis sa naissance jusqu’à sa mort ? Sans mettre en cause des phénomènes de sortie du corps, de double personnalité, d’oublis post-traumatiques massifs, du syndrome de Cotard ou de certains rêves particulièrement saisissants. Mais aussi corporellement, mon pied, ma main sont-ils réductibles seulement à des possessions fonctionnelles, ou expriment-ils aussi ma personne tout entière comme le font mon visage ou mes empreintes digitales ?
Peut-être une manière plus pratique d’envisager ce problème de l’identité serait-elle de se pencher sur la confrontation entre ce qu’on appelle subjectivité et ce qu’on nomme objectivité. Face à la subjectivité, on a l’impression très vive qu’il ne peut s’agir que de moi et non de quelqu’un d’autre qui accomplit telle ou telle tâche. Alors que l’objectivité se nourrit de mesures, de paramètres, de codes qui en définitive ne concernent pas quelqu’un de précis, mais monsieur ou madame tout-le-monde.
Encore mieux – ou plutôt pire : le respect d’une norme vaut-il autant que sa transgression pour me superposer à celle ou à celui que je suis, ou que je crois être ?
Et c’est ici que nous pourrions également introduire la perspective – ou la tentation – du concept de contre-identité, puisque si l’identité, dans son essence, reste floue et débouche finalement dans un sacré anonymat, une attitude de refus de cet anonymat foncier et égalitaire permet de passer à l’opposition. Si je veux être quelqu’un qui puisse pour de bon se distinguer dans sa singularité, je ne peux que me dresser contre la submersion dans le collectif et le passe-partout. Néanmoins, un excès de singularité pourrait me faire me sentir très seul et quelque peu étrange, avec peu de chance en tout cas de pouvoir communiquer.
La solution ne serait-elle qu’un balancement prudent et en même temps sage entre une identité bien reconnue et viable, et justement une contre-identité singularisante et oppositionnelle reçue sans gêne, au moins pendant quelque temps ?