Si la cause de la caisse publique semble perdue, à lire les résultats du sondage paru le week-end dernier, il vaut la peine de continuer à interroger cette tentative de réponse à la crise du système suisse de santé. Et de constater la faiblesse du débat actuel.
Car enfin, regardons les arguments échangés. La plupart concernent les projections financières. En cas d’acceptation, quel sera le coût du passage d’un mode à l’autre ? Et surtout, les primes diminueront-elles ? Les partisans de la caisse unique se plaignent de l’opacité des caisses. De quelle ampleur sont les transferts financiers du secteur public vers le privé ? Combien gagnent leurs directeurs ? Quelles sommes les caisses dépensent-elles en publicité et marketing ?
La question de la liberté est aussi évoquée, parfois. Celle surtout de choisir son médecin. Certains prétendent qu’elle cessera en cas de caisse publique. D’autres affirment qu’au contraire c’est la victoire des caisses privées qui scellera son sort. Tout cela est important, certes. Mais faible encore, par rapport à ce qui se joue au plan démocratique.
Car c’est d’une manière très particulière que la médecine se trouve impliquée dans la démocratie. Comme d’autres services, elle participe à la création d’un monde commun. Mais elle vise en même temps une sorte de dépassement de ce «commun». Plus encore que sur la solidarité, la médecine repose sur un type de coopération qui fait que le groupe se surpasse. Du coup, une politique de santé doit offrir un contexte capable, selon les mots d’Isabelle Stengers, de «transformer les relations que chacun entretient avec son savoir, ses espoirs, ses craintes, ses souvenirs» pour «permettre à l’ensemble de faire émerger ce que chacun, séparément, aurait été incapable de produire». Autrement dit, cette coopération représente autre chose qu’une stratégie économique, qu’une obsession managériale, qu’une chasse à la dissidence et aux mauvais risques. Autre chose même qu’une pratique s’exerçant sur des individus malades. Ce qu’elle élabore dépasse un service, qu’il soit public ou privé : c’est une véritable culture.
Plus elles étendent leur pouvoir, plus les caisses maladie révèlent à quel point elles ne sont que de petites structures, sans projet, sans philosophie, ne connaissant rien à la médecine, ayant grandi par l’artifice d’une loi complaisante jusqu’à des tailles de multinationales. Leur rôle, elles le conçoivent selon la méthode simple consistant à «surveiller et punir», pour reprendre une formule de Michel Foucault. C’est le primat du contrôle. Or, non seulement l’expérience vécue, mais aussi l’ensemble de la recherche sur les systèmes de soins, montrent que l’approche la plus efficace, et celle qui produit le plus d’humanité, repose sur un mixte de coopération et de participation. Sans elles, impossible de pratiquer les soins selon l’éthique désormais partout enseignée, qui consiste à mettre le patient au centre, à lui donner les moyens de comprendre sa maladie et à viser une codécision face aux choix importants. Tout cela suppose, du côté des soignants, une véritable liberté thérapeutique. Parce que rien n’importe plus que de respecter les personnes, le système de santé demande une forme de respect et d’entente générale entre les soignants et les gestionnaires. Et entre eux et les malades. Il ne peut se développer harmonieusement que dans un régime de confiance – ce fonctionnement si étrange aux yeux des caisses maladie.
Parfois, dans les débats sur la caisse publique, la notion de « modèle libéral » est brandie. Une pareille caisse, affirment certains de ses détracteurs, représenterait une étatisation malsaine d’où ne manquerait pas de sortir un monstre bureaucratique doublé d’une sidération idéologique. Caricature, bien sûr. De même qu’il est caricatural de qualifier de libérales les actuelles caisses maladie, elles qui fondent leur commerce sur l’obligation faite à tout Suisse de s’assurer. Et dont la prospérité vient de l’influence qu’elles exercent sur le Parlement pour empêcher toute avancée dans la lutte contre la sélection de risque ou vers la transparence de leur gestion. Les conditions d’un marché sont loin d’être remplies.
La grande mystification du débat actuel est que nous n’avons plus affaire à des caisses faibles, qu’il faudrait protéger du déficit, voire de la faillite – grâce à tout un montage de réserves – face à une médecine et des patients imprévisibles. Ce sont les individus qui sont faibles, désormais. C’est de leur côté que pourraient survenir des dommages d’une telle envergure qu’ils représenteraient une faillite humaine. Avec des caisses vulnérables, il fallait des règles du jeu leur donnant avant tout des droits. Leur puissance actuelle devrait changer ces règles et massivement insister sur leurs devoirs. Ce n’est pas le cas.
Bien sûr, l’idéal aurait été de séparer l’activité d’assurance de base et celle d’assurance privée. Les problèmes liés à la puissance des caisses, à leur influence politique, à leurs mille pratiques d’échanges entre leurs secteurs public et privé auraient été résolus. Mais cette solution, parce que d’une simplicité intelligente et imaginative, n’a reçu qu’un minuscule soutien, qui n’a pas suffi à l’amener devant le peuple.
Lorsque seuls importent des critères d’économie et d’efficacité chiffrée, l’avantage se porte vers les acteurs privés. Leur gestion semble meilleure, leur réactivité supérieure et leurs objectifs plus clairs. Mais cela parce qu’ils n’ont pas le souci du monde commun, du respect de la diversité des personnes ou de l’attention aux faibles. Les individus leur apparaissent comme des entités à séduire ou à contrôler, la médecine se réduit à une offre de « produits soins ».
Les acteurs privés ont pleine légitimité pour agir dans le système de santé. Mais une fois que les fondements d’une concurrence juste sont assurés, et moyennant que leur idéologie générale puisse être sans cesse mise en question par un débat démocratique. Or c’est tout cela qui est menacé par l’actuelle puissance des caisses. Et plus encore celle qu’elles prendront en cas de victoire lors de la prochaine votation.
Le seul moyen de rendre le système vraiment intelligent, de placer de bons incitatifs, d’améliorer la santé des gens, serait d’organiser un financement moniste : soumettre le traitement ambulatoire et l’ensemble des coûts hospitaliers à une unique source de paiement. Mais confier pareil système aux caisses actuelles serait de la folie. Leur pouvoir deviendrait incontrôlable et la médecine serait complètement soustraite au regard démocratique.
Il faudrait donc que l’Etat s’occupe d’organiser le haut du système et maîtrise le financement via l’assurance obligatoire. Il n’y aurait aucun problème à ce qu’il confie ensuite des soins, des réseaux ou des hôpitaux à des acteurs privés. Ce modèle, c’est celui de la caisse publique. Seulement voilà : c’est le marketing et non la raison qui sculpte l’opinion de la population.
Le vif du débat, le voici : le système de santé doit-il être piloté démocratiquement ? Est-il important que la population définisse elle-même son destin et décide parmi les multiples choix anthropologiques et éthiques qui s’ouvrent en médecine ? Ou cela peut-il se déléguer à quelques responsables de caisses maladie ?