C’est l’été. J’ai pris des longues vacances. Mes patients semblent survivre. Et moi aussi. Une question se pose toutefois : me manquent-ils ? Dans le long travail de thérapie surgissent des liens émotionnels dont ni moi, ni le patient mesurons l’ampleur.
Souvent je balaye les sentiments que j’éprouve à leur égard de manière automatique. Cela m’arrive surtout avec les émotions négatives, car elles sont pour moi plus difficiles à admettre et à élaborer. J’ai bien compris que la règle qui m’invite à soigner, et non à m’énerver contre mes patients – règle qu’au demeurant, j’ai souvent soumise à l’aune de la critique – reste ancrée encore aujourd’hui dans ma pratique.
En me posant la question de savoir si les patients me manquent, je crois m’interroger sur mes mouvements affectifs dits positifs, comme l’intérêt, la sympathie, la curiosité amusée, la tendresse et l’affection.
Je me rappelle d’une conférence qu’Odette Masson avait tenue en 1993 à Neuchâtel sur les adolescents : d’abord – disait-elle dans mon souvenir – nous avons avantage à nous laisser tester. Puis à résister à la mise à l’épreuve ; ensuite à mettre un cadre. Mais si nous n’arrivons pas, à la fin, à éprouver une solide affection pour eux, il sera difficile de considérer le traitement comme abouti. Dans la perspective d’Odette Masson, ce qui peut constituer l’indice d’une rencontre réussie n’est pas une modification comportementale, ni une prise de conscience de la part du patient, mais bien une modification émotionnelle – dans le sens d’un mouvement affectif positif – de la part du thérapeute.
Puis-je admettre d’éprouver de l’affection pour mes patients ? Je sais que certains d’entre eux signalent un besoin de proximité, de disponibilité, sans que cette exigence soit nécessairement manifestée. C’est peut-être mieux ainsi : s’il est exprimé, ce besoin peut parfois susciter chez moi de la gêne, de l’irritation, de l’allergie, quel que soit mon degré de compréhension de sa légitimité historique.
Je trouve sympathiques certains patients, attachants d’autres ; je pense éprouver plus facilement de l’intérêt que de l’affection. Je peux être séduit, attiré et éconduit par des personnes avec qui, en principe, je n’ai que peu d’affinités électives ; j’éprouve de la compassion pour les malheureux, pour les victimes, pour ceux qui ont traversé des épreuves analogues aux miennes, et qui, comme moi, ne s’en sont pas nécessairement sortis gagnants.
Je me sens souvent engagé, mais il m’est plus difficile de composer avec la tendresse qui m’habite presque à mon insu.
Heureusement que mes patients ont un esprit de réparation fort aiguisé à mon égard. Tenez, je viens de recevoir un mail qui, après les salutations d’usage, dit à peu près ceci :
J’ai toujours des questionnements ….
Cela fait une année que je suis suivi par vous et je réalise que je cherche maintenant un accompagnement, disons, plus «musclé». J’aimerais commencer une autre forme de développement personnel, je ne sais pas encore comment.
Je vous remercie infiniment pour l’attention et le soutien que vous m’avez apportés pendant cette année et je vous souhaite une belle continuation.
Bon sang ! Je vais poursuivre mon séjour au soleil, ça c’est sûr. Je peux, certes, me dire que je manque à ce patient ; il me donne congé précisément au milieu de mes longues vacances. Mon attitude à son égard ne me paraissait pas spécialement tendre, même si j’éprouvais pour lui de l’estime et de la bienveillance. Puis je me suis souvenu de Mme Masson : je commencerai à me laisser tester pour répondre ensuite à la mise à l’épreuve ; quant au cadre… je proposerai une discussion musclée à mon retour.