Les troubles psychiques constituent une énorme charge de morbidité dans le monde, supérieure au diabète ou à la tuberculose et VIH réunis.1 Cette charge de morbidité est peu liée à la mortalité, mais essentiellement due au nombre d’années en incapacité (YLD), qui représentent près du quart du total des journées en incapacité dans le monde. Plus de la moitié (55,1%) de cette charge de morbidité est liée à la dépression et aux troubles anxieux.1 Parallèlement, il existe d’importantes lacunes de traitement pour les troubles psychiques dans tous les pays du monde. En effet, plus de 50% de ces troubles restent non traités dans les pays à revenus élevés comme la Suisse, et jusqu’à 90% dans les pays à faibles revenus, quelle que soit la gravité des troubles.2
Dans les pays à faibles revenus, le manque de moyens attribués à la santé mentale peut expliquer en grande partie les lacunes dans les soins. Dans les pays développés, celles-ci sont aussi attribuables à de nombreuses barrières à l’accès aux soins dans des dimensions personnelles, structurelles et de stigmatisation. Sur le plan personnel, les besoins de traitement ne sont fréquemment pas perçus et l’efficacité des traitements reste sous-estimée par le public. Ces éléments étant aggravés par la nature des troubles, comme le déni dans les troubles psychotiques, la culpabilité et l’absence d’espoir dans la dépression ou l’évitement dans les troubles anxieux. Les barrières structurelles sont financières, de disponibilité des services ou de leur organisation. Par exemple, la moitié des premiers épisodes psychotiques ne maintiennent pas de soins ambulatoires après une hospitalisation dans des conditions standards, alors que des équipes de psychiatrie mobile et d’intervention précoce peuvent élever ce taux à plus de 90%.3,4 Un tiers des personnes abandonnent le traitement en raison de la stigmatisation perçue, d’expériences négatives avec les soignants ou de sentiment de faible efficacité du traitement, en particulier lorsque les troubles sont les plus sévères.5
Les problèmes psychiques mettent les systèmes de santé face à un paradoxe qui ne peut être résolu que dans une perspective systémique : trop de malades de tous degrés de sévérité saturent l’accès au système et trop peu d’entre eux sont adéquatement traités. Pour répondre à ces besoins dans une perspective de santé publique, un «modèle de soins équilibrés» a été élaboré, dont le socle est assuré par les soins de premier recours et appuyé par la collaboration entre généralistes et spécialistes.6 De nombreuses recherches montrent que les soins collaboratifs en santé mentale peuvent améliorer les soins et leurs résultats, avec des stratégies diverses qui vont de la formation à l’amélioration de la qualité, en passant par les incitations financières.7 L’objectif de cet article est d’examiner les modes de collaboration efficaces et d’envisager des perspectives d’implantation de modèles collaboratifs en Suisse et de leurs limites.
Dans le système de santé suisse, les rôles du généraliste et du psychiatre ne sont pas définis de haut en bas par une politique de santé. Contrairement à d’autres régions comme la Grande-Bretagne, les généralistes n’ont pas un rôle de gate keeper, sauf dans certains contrats d’assurance de type médecin de famille qui le spécifient. La planification de santé publique est à la charge des cantons, ce qui permet d’organiser les soins au plus près des besoins individuels perçus selon l’offre et la demande. Néanmoins, les besoins individuels diffèrent largement d’une perspective globale de santé publique. Premièrement, les personnes qui ont le plus besoin de soins psychiatriques ont tendance à ne pas manifester leurs besoins de manière directe et/ou rencontrent des barrières structurelles.5 Par exemple, dans un système concurrentiel basé sur l’offre et la demande, les personnes souffrant de troubles psychiatriques sévères tels qu’une psychose débutante n’ont que très peu de chances d’obtenir des soins spécialisés. Deuxièmement, la prévalence élevée de troubles tels que la dépression et l’anxiété induit une forte concurrence pour l’accès aux soins spécialisés. Les personnes souffrant de troubles psychiatriques légers ont souvent plus de compétences pour obtenir et assurer un rendez-vous chez un spécialiste : capacité à attendre un délai pour un rendez-vous planifié, fidèles aux rendez-vous, demande claire et besoins perçus élevés. Troisièmement, les troubles psychiatriques sévères sont souvent peu attractifs pour les spécialistes : mal financés, complexes sur le plan psychosocial, nécessitant une approche pluridisciplinaire et de réseau et des interventions urgentes. Les personnes concernées sont stigmatisées, potentiellement dérangeantes pour les autres patients en situation de crise, irréguliers dans leur assiduité aux rendezvous, et moins accessibles à une approche verbale. Enfin, l’accès aux spécialistes restera toujours limité. En effet, même si une augmentation importante du budget de santé consacré aux troubles psychiatriques est nécessaire dans de nombreux pays, aucun pays ne peut se payer des soins spécialisés pour l’ensemble des personnes souffrant de troubles psychiatriques.8 Pour réduire les «lacunes dans la santé mentale» (mental health gap), l’intégration des soins psychiatriques et la collaboration entre généralistes et psychiatres sont donc indispensables.
Dans les pays à hauts revenus, les spécialistes suivent moins d’un quart des personnes souffrant de troubles de santé mentale et les médecins de premier recours sont de facto la source de l’essentiel des traitements psychiatriques dans la population.9 Ceux-ci évaluent et soignent la majorité des personnes souffrant de troubles psychiques, quelle que soit la gravité du trouble. Plus de la moitié des patients les préfèrent comme premier recours pour l’évaluation (58%) et souhaitent poursuivre les soins psychiatriques avec eux (47%).10 La moitié des consultations médicales pour des troubles psychiatriques sont faites par des médecins généralistes,11 qui assurent également la majorité des prescriptions d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.12 De plus, jusqu’à 50% des patients souffrant de troubles psychiques dans les soins de premier recours ont un niveau de problèmes comparable à ceux suivis dans les soins spécialisés.13 En outre, le médecin de famille a une approche psychosociale proche des besoins et une connaissance approfondie du contexte de vie de la personne. Cette approche permet d’intégrer les soins psychiatriques dans une vision globale du contexte et des troubles somatiques associés.
Ce rôle-clé du généraliste a été validé dans le «modèle de soins équilibrés», adopté par l’OMS comme système global de santé mentale. Ce modèle décrit une organisation des soins psychiatriques dans une perspective de santé publique et basée sur des preuves scientifiques, et différenciée selon le niveau de revenu faible, moyen ou élevé du pays.6 Dans ce modèle, les soins primaires jouent un rôle central en forte connexion avec les spécialistes. Une telle perspective nécessite des compétences en santé mentale au niveau des soins primaires pour l’évaluation en premier recours, la planification du suivi et un éventail d’interventions biopsychosociales pour les troubles psychiatriques les plus fréquents comme la dépression. Ces compétences ne peuvent pas simplement reproduire la pratique ou le système de classification des spécialistes, qui, dans le contexte de soins de premier recours, risque de réifier la détresse humaine en la catégorisant comme maladie.14 En effet, les médecins de premier recours voient typiquement des patients avec des symptômes aspécifiques, mélangés entre plusieurs syndromes d’anxiété et de dépression, et fréquemment associés à des stress psychosociaux ou des symptômes somatiques. Le programme MHgap (www.who.int/mental_health/mhgap/fr/) propose ainsi de définir les interventions de premier recours de manière pragmatique en plusieurs paliers. Premièrement, il suggère de s’occuper des stresseurs psychosociaux, d’offrir un suivi régulier et de réactiver les réseaux sociaux. Ensuite, un traitement médicamenteux peut être mis en place, avec une psycho-éducation de base des patients, des proches et de la communauté concernée. Des interventions psychothérapeutiques comme une thérapie interpersonnelle, cognitivo-comportementale ou une activation comportementale peuvent également être réalisées par le médecin généraliste.
Dans le pays à revenus faibles ou moyens, le financement des soins psychiatriques est nettement insuffisant. Les spécialistes sont rares et leur rôle est déterminé par la nécessité. En principe, ils interviennent en deuxième ligne pour les troubles psychiatriques les plus sévères, mais restent en général concentrés dans les centres urbains et l’essentiel des ressources est consacré aux soins hospitaliers.15,16 Dans le modèle de soins équilibrés, le principal défi pour les psychiatres consiste à développer une collaboration étroite avec les soins de premier recours pour les troubles psychiatriques les plus fréquents, sur un mode de supervision, de consultation-liaison, ou de case management clinique pour les situations complexes (voir ci-après les modes de collaboration efficaces). Les soins spécialisés sont quant à eux ciblés sur des approches thérapeutiques spécifiques comme les différentes formes de psychothérapies, le traitement des troubles résistants, les interventions précoces dans les troubles ayant un impact fonctionnel important et/ou dans des phases critiques, ainsi que les problèmes répétitifs liés à des modes relationnels dysfonctionnels ou troubles de la personnalité. Dans les pays à haut revenus, leur rôle est plus diversifié et ouvert, mais reste inégalement distribué entre les régions et les communautés. En Suisse, la formation des spécialistes de manière conjointe en psychiatrie et psychothérapie constitue une opportunité pour garantir la qualité des soins et une évaluation globale des troubles dans une perspective biopsychosociale. Il existe néanmoins là aussi une tendance à la surspécialisation et à la concentration dans les centres urbains. Les patients peuvent avoir accès en première ligne au psychiatre sans passer par un médecin généraliste. Les études dans des pays comparables montrent que les patients qui consultent directement un spécialiste sont en général plus jeunes, mais ne souffrent pas forcément de troubles plus sévères que ceux qui consultent le généraliste.10 Le psychiatre joue également un rôle dans la planification des soins pour les situations complexes et pour les psychothérapies déléguées.
Des modèles de soins collaboratifs, notamment pour la dépression, ont pu démontrer une efficacité supérieure aux soins standards sur les symptômes dépressifs, avec une taille d’effet comparable aux psychothérapies.17 Les effets sont également additifs lors de comorbidité avec un trouble somatique chronique comme un diabète, un cancer ou une postchirurgie cardiovasculaire.18 Ces modèles s’appuient d’une part sur un modèle de consultation-liaison dans la communauté, mais élargissent d’autre part le rôle des infirmiers sur un modèle dérivé de l’assertive community treatment pour en faire des care managers.19,20 Les éléments-clés de ces modèles sont les suivants : l’appui d’un care manager infirmier pour accompagner le patient dans l’engagement et le suivi du traitement ; une psycho-éducation soutenue par des brochures ou des moyens audiovisuels ; un registre informatisé pour suivre les résultats de soins ; un psychiatre pour superviser les care managers et les recommandations de traitement ; ainsi qu’une approche des soins par étape pour gérer les patients avec des symptômes résistants.18 La partie consultation-liaison a pour but d’aider le médecin de premier recours à suivre efficacement, seul ou avec un appui de deuxième ligne, la plupart des troubles psychiques fréquents, avec de la formation, des conseils et des consiliums. Les transmissions de patients vont en direction du spécialiste pour les situations complexes instables et en direction du généraliste pour les personnes stabilisées. Les effets de la liaison psychiatrique peuvent être optimisés par une relation psychiatre-généraliste durable, dans un cadre qui favorise les échanges informels comme un cabinet de groupe, dans un ratio d’environ une demi-journée de psychiatre tous les quinze jours pour dix généralistes.21
Le défi principal aujourd’hui est l’implantation et la dissémination des modèles de collaboration efficaces. Cela nécessite la combinaison de stratégies de formation, d’amélioration de la qualité, de soutien technologique, mais suppose surtout un changement de culture dans la manière de délivrer les soins, ainsi qu’un soutien résolu des organismes payeurs.7 De nombreuses barrières culturelles, organisationnelles et de financement, freinent le développement systématique de collaborations structurées, qui ne peuvent se développer que dans le cadre d’un programme coordonné. De plus, une perspective de santé publique doit être développée auprès de leaders spécialistes en santé mentale, afin que l’organisation des soins psychiatriques tienne compte des besoins de la population pour les problèmes de santé mentale et de l’implication de facto des médecins de premiers recours pour la majorité des personnes souffrant de troubles psychiatriques. Au niveau de l’offre de soins spécialisés, les consiliums et avis informels devraient constituer une base systématiquement accessible dans la semaine qui suit la demande du généraliste. La plupart des auteurs s’accordent néanmoins sur un modèle collaboratif qui va au-delà du médecin et qui intègre les proches et les usagers eux-mêmes, ainsi que des care managers dans les situations complexes ou les périodes critiques. A Lausanne, l’expérience de suivi de transition à la sortie de l’hôpital psychiatrique montre ainsi, par exemple, qu’une équipe pluridisciplinaire mobile et accessible aux généralistes permet de prévenir des réhospitalisations, avec l’aide d’outils comme le plan de crise conjoint ou l’évaluation des besoins.19 L’expérience de soutien à l’emploi montre également que l’offre ne peut pas se limiter aux troubles psychiatriques sévères, mais doit être diversifiée selon la population cible, et inclure de la consultation-liaison et du case management d’engagement pour patients réticents au traitement engagés dans un processus de réinsertion professionnelle.22 Au niveau individuel, les outils de psychoéducation pour les patients et les proches devraient être adaptés à l’usage des médecins de premier recours, notamment pour des troubles psychiatriques fréquents, par exemple avec des appuis technologiques comme des applications pour téléphones portables ou tablettes.23 Enfin, de manière globale, des efforts importants doivent être consentis pour échelonner l’offre de soins psychiatriques et l’adapter aux besoins des patients et des médecins de premier recours. Ces efforts pourraient aller jusqu’à une remise en cause des classifications psychiatriques qui ne tiennent pas suffisamment compte du contexte et risquent de médicaliser à outrance la détresse psychosociale.14
> Les soins primaires fournissent une grande partie des soins aux personnes souffrant de troubles psychiques, que ce soit de manière organisée comme dans le «modèle de soins équilibré» ou comme état de fait dans la plupart des pays
> D’importantes lacunes dans les soins en santé mentale à la population persistent dans le monde, y compris dans les pays à hauts revenus
> Des modèles de soins collaboratifs ont été développés principalement pour les troubles psychiatriques fréquents comme la dépression avec des outils pour le suivi direct par le généraliste, une consultation liaison organisée et du case management clinique pour les situations complexes
> Pour les troubles psychiatriques sévères, la collaboration est bidirectionnelle : vers le psychiatre pour les crises et les interventions précoces ; vers le généraliste pour le suivi au long cours de personnes stabilisées