Un octogénaire s’est donné la mort dimanche 24 novembre au matin, dans un hôpital de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), après avoir tué d’une balle son épouse hospitalisée pour un cancer incurable. C’est l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) qui vient de nous l’apprendre. Selon les premiers éléments de l’enquête, l’homme, âgé de 84 ans, aurait apporté une arme à feu dans la chambre de l’établissement qu’il a retournée contre lui après avoir tué sa femme de 82 ans, probablement dans son sommeil.
«Le personnel soignant a entendu vers 11h30 du bruit et a découvert les deux corps inanimés», a expliqué à l’Agence France-Presse le Pr Laurent Teillet, chef du Service de gériatrie de l’Hôpital Ambroise-Paré de Boulogne, près de Paris. Aucune lettre n’a été découverte pour expliquer ce geste, mais le couple semblait déterminé à en finir (Agence France-Presse). Les époux, mariés depuis de nombreuses années, avaient déjà tenté de se suicider il y a deux semaines, en absorbant des médicaments – ce qui avait conduit à leur hospitalisation à Ambroise-Paré. Le mari était rentré chez lui depuis quelques jours, tandis que sa femme était restée à l’hôpital en soins palliatifs.
Il y a tout juste un an, dans la nuit du 21 au 22 novembre 2013, un couple d’octogénaires s’était donné la mort dans un hôtel parisien chargé d’histoire. Baptisés «Les amants du Lutétia», les époux, âgés de 86 ans, avaient mis fin à leurs jours en dénonçant dans une lettre l’absence de loi permettant de mourir sereinement. Ce geste avait ravivé le débat sur le droit à mourir dans la dignité. Faut-il désormais compter avec «Les amants d’Ambroise-Paré» ?
Quelques jours plus tôt, c’était à Poitiers et ce fut un drame parfait. A l’aube du 12 novembre, Louis, 94 ans, a tué son épouse dans sa chambre à coups de marteau. Il a ensuite enjambé le rebord de la fenêtre. Un saut d’environ sept mètres sur le sol de la dalle. C’est à cet endroit que l’aide-ménagère qui venait «assister le couple dans son quotidien» l’a trouvé. Les pompiers ont été appelés. Il était trop tard. Beaucoup trop tard. Les techniciens de la police scientifique et les enquêteurs de la sûreté départementale sont appelés à leur tour. Le deuxième corps est découvert. François Thévenot, procureur de la République adjoint, se rend sur les lieux du drame. Il confirmera à la presse les circonstances des deux décès.
«C’est un drame de la vieillesse», indique sobrement le procureur, défenseur de la société. Cela peut donc se dire ainsi ? Louis a précisément laissé une lettre pour expliquer ses gestes à leurs enfants. Sa femme souffrait depuis environ un an et demi de la maladie d’Alzheimer. Lui se remettait difficilement d’une opération de la hanche datant de trois semaines.
«Il a voulu couper court à leur déclin, écrit La Nouvelle République, le quotidien régional. Les psychiatres appellent ça le suicide altruiste : donner la mort à un proche et se supprimer pour mettre fin aux souffrances communes.» Pourquoi Louis a-t-il eu recours au marteau ? On ne le saura sans doute pas.
Que peut faire, ici, le journaliste sinon, comme le Maigret de Simenon, aller parler aux voisins ? Les Betremieux habitent le pavillon voisin, rue de Longerolle à Chardonchamp, hameau de Migné-Auxances. Ils se voyaient tous les jours, de l’autre côté de la haie. «Nos maisons ont été construites ensemble». «Si vous me voyez dans le jardin faut m’appeler qu’elle me disait. Elle avait la maladie d’Alzheimer, explique la voisine du couple. On n’aurait jamais imaginé une chose pareille.» Son mari la coupe : «Ah, moi je ne suis pas surpris.» Il évoque un homme au caractère fort, un ancien commandant des Eaux et Forêts. Un homme «qui ne lâche pas prise». Un «caractère qui ne supportait pas de voir la vie lui filer entre les doigts». Une vie «qui avait déjà pris sa femme».
Qu’est-ce qu’un «suicide altruiste» ? «C’est un paroxysme de violence, l’acte le plus brutal dans l’univers supposé le plus protecteur» expliquait l’an dernier le quotidien La Croix à l’occasion d’un drame similaire survenu à Bordeaux (une famille entière – un couple et deux adolescents – retrouvée morte, dans une résidence hôtelière de Bordeaux ; avec une note confirmant l’intention suicidaire). Selon les chiffres du ministère français de l’Intérieur, on recenserait un peu moins d’une dizaine de cas de ce type par an dans l’Hexagone.
«Suicide altruiste», donc. «Cela peut sembler “fou”, mais ces parents tuent dans l’idée de préserver les enfants de souffrances à venir, c’est un acte d’amour, expliquait à La Croix le Dr Gérard Rosselini, président de l’Association nationale des psychiatres experts judiciaires. Il ne faut pas confondre ces actes avec les crimes passionnels, où l’on tue son conjoint ou ses enfants pour se venger, après une séparation, par exemple.» «Lors du passage à l’acte, explique le psychiatre Roland Coutanceau, l’auteur n’est pas inconscient, mais il est dans une forme de conscience un peu barbouillée, brumeuse, comme dans un rêve. La mort se colore d’une teinte mystique. Le retour à la réalité, quand on a échoué à se tuer, est évidemment d’une violence inouïe. Mais l’erreur serait de penser que l’on ne peut rien faire pour ces gens, au contraire. Chez eux comme chez les personnes suicidaires en général, la parole libère et peut enrayer le déclenchement du processus vers la mort.»
Mais est-on encore dans le champ du suicide altruiste quand il s’agit d’un couple âgé, souffrant dans sa chair et sans que les enfants soient impliqués ? Sur ce thème, voici quelques lignes écrites à propos des morts de Poitiers par Christian Colombani qui fut, longtemps, l’une des plumes acérées du Monde.1
«Le film Amour, chef-d’œuvre de Michael Haneke, dit tout le “suicide altruiste”. Souvent les très vieux couples résistent tant qu’ils peuvent, puis, un jour, ils sont épuisés, ils s’abandonnent, Il ou elle s’en va mourir dans une “structure”, celui qui reste à la maison, désemparé, désormais sans raison de continuer à vivre – ce qu’il s’est pourtant obstiné à supporter jusque-là (par amour, par défi, par fierté pour faire un pied de nez au malheur…) – continue sans l’illusion de partager des souvenirs avec un être dont le passé s’éteignait chaque jour un peu plus.
L’approche de la mort devient pour lui une patience pleine d’ennui. Il finit ses jours à les compter pour en finir. S’il a choisi de rester à domicile avec l’autre, cette solitude à deux est encore plus épouvantable, rien ne peut la rompre, ni les visites des enfants “gentils dauphins”, ni celles des gentilles aides-soignantes (quand elles le sont !) et leurs soins palliatifs. Le jour où le corps encore actif trahit – à 94 ans, c’est prévisible – l’épreuve devient insurmontable, la détresse s’installe et le courage n’est plus si grand pour que cesse le cauchemar.
Chacun s’y prend alors comme il peut pour passer à un acte nécessaire et affreux, infiniment triste, infiniment désespéré. Quel rapport au corps devait avoir ce vieillard… Quelle exaspération, quel ressentiment violent devait-il lui vouer… Comme il devait l’avoir longtemps aimé robuste et sain, pour détruire sa femme à coups de marteau et le briser en se défénestrant… Bah… Ce ne devait pas être un doux qui tourne de l’œil à la vue du sang… Dans le film d’Haneke, le “suicideur” – milieu social élevé, musicien cultivé – s’y prend plus proprement : il étouffe sa femme sous un oreiller et se supprime au gaz. Au fond le résultat est le même. Quel sens aurait dans l’extrême désespérance la haute morale des fins et des moyens ? Seul compte alors le résultat et par n’importe quel moyen ! Quand est passé le temps des comptines, on ne s’en laisse plus conter !»
Haneke, sans doute. Ou bien le chefd’œuvre de Jacques Brel. Un cœur pour deux. La bien vieille pendule au salon. Qui dit oui. Qui dit non. Qui nous attend ?