C’est une étude dérangeante que publie la première livraison 2015 du magazine américain Science.1 Une étude importante aussi, qui remet en question le principe même de la vulgarisation médicale et scientifique. Elle est signée de deux chercheurs de Baltimore : Cristian Tomasetti (Department of biostatistics, Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health) et Bert Vogelstein (Johns Hopkins Kimmel Cancer Center). Ce dernier est l’un des pionniers de l’approche génétique moléculaire des processus cancéreux. Il a été amplement récompensé pour ses travaux depuis près de trente ans et il est régulièrement cité dans le groupe des Américains nobélisables.
Ce travail éclaire d’un jour nouveau les rapports entre les deux grands courants qui dominent les mondes de la cancérologie et de la santé publique, celui qui explore le rôle causal de certains facteurs cancérigènes présents dans l’environnement et celui qui décrypte les mécanismes génétiques et moléculaires, impliqués dans l’apparition des lésions cancéreuses. On sait que ces deux courants ont évolué en parallèle, le premier identifiant (par exemple) le rôle majeur de la consommation de tabac dans la genèse du cancer broncho-pulmonaire tandis que le second décryptait l’intimité de la cascade des mécanismes à l’origine de cancers dont la part héréditaire ne faisait aucun doute.
Les deux auteurs de la publication de Science en arrivent à la conclusion que les lésions cancéreuses sont assez souvent la conséquence d’un «manque de chance». Ils rejoignent en cela, au terme de travaux et de réflexions sophistiquées, une forme de lieu commun largement partagé («le cancer est une question de malchance…»). Ils prennent aussi le risque (du fait de leur notoriété et de celle de la revue américaine) de faire de l’ombre aux messages de santé publique incitant à modifier certains aspects du mode de vie pour réduire le risque d’apparition de certains cancers.
… «Trop de professionnels de santé publique se complaisent à vouloir redresser les comportements de nos concitoyens» …
Au terme de leurs hypothèses et de leurs calculs, Cristian Tomasetti et Bert Vogelstein estiment ainsi que les deux tiers des tumeurs malignes apparaissant à l’âge adulte ne relèveraient que d’un «mauvais hasard», d’une «méchante loterie», le fruit vénéneux de mutations aléatoires survenant lors des phénomènes de division-multiplication des cellules souches ; phénomènes qui font que la majorité des tissus de l’organisme sont continuellement reconstitués au cours de la vie. Les facteurs de risque cancérogènes bien connus (tabac, alcool, virus, pollution) et certaines susceptibilités génétiques ne seraient directement en cause que dans un tiers environ des cas. Aucune ambiguïté, ici, dans l’esprit des chercheurs. «Cette étude montre que vous pouvez accroître vos risques d’avoir un cancer en fumant ou avec d’autres mauvaises habitudes de vie, explique le Pr Bert Vogelstein. Malgré tout, de nombreuses formes de cancer sont largement dues à un manque de chance et à une mutation d’un gène qui provoquera un cancer, sans aucune relation avec le mode de vie ou des facteurs héréditaires.»
Ces deux chercheurs font aussi une croix sur les hypothèses habituelles de causalité qui tiennent le haut du pavé en matière de génétique moléculaire. Le Pr Vogelstein soutient ainsi que celles et ceux qui vivent longtemps tout en fumant, ou en s’exposant au soleil sans protections, ne jouissent pas obligatoirement d’un patrimoine héréditaire constitué de «bons gènes». «La vérité est que la plupart d’entre eux ont simplement beaucoup de chance» affirme encore Bert Vogelstein. «Changer nos habitudes de vie sera très utile pour éviter certaines formes de cancer, mais ne sera guère efficace pour d’autres, ajoute en écho le biomathématicien Cristian Tomasetti. Nous devrions mobiliser davantage de ressources pour trouver des moyens de détecter ces types de cancers aléatoires à un stade précoce, soignable.»
Cette publication commence à être commentée dans les milieux de la cancérologie. Les critiques font notamment valoir ses limites méthodologiques : les cancers du sein et de la prostate (deux des cancers les plus fréquents) ont été exclus de l’étude par les chercheurs. Ces derniers ont retenu une trentaine de localisations cancéreuses et ont effectué leurs calculs sur la base de l’incidence de ces lésions dans la population américaine ainsi que sur les dynamiques de renouvellement des cellules souches dans les tissus des différents organes concernés. Au final, ils établissent un classement des organes en fonction du hasard de survenue du cancer. Une sorte de hit-parade de la fatalité.
«Le cancer : une fâcheuse loterie» ont titré de nombreux médias d’information générale. De fait, les extrapolations auxquelles conduit la vulgarisation réductrice de cette recherche devraient être prises en compte au plus vite par les autorités sanitaires. C’est tout particulièrement vrai pour ce qui est de la lutte contre la consommation de tabac, Big Tobacco usant de toutes les brèches pour contester les liens associant les cigarettes aux cancers. Il en ira de même pour la contestation des recommandations vaccinales concernant la protection contre les agents cancérogènes que sont le virus de l’hépatite B ou les papillomavirus impliqués dans le cancer du col de l’utérus.
«Nous n’allons pas nous plaindre que des scientifiques de très haut niveau se penchent sur la question de la causalité en épidémiologie… et qu’ils s’y penchent avec sérieux, commente le Pr Antoine Flahault, spécialiste de santé publique, directeur de l’Institut de santé globale (Faculté de médecine, Université de Genève). La règle veut, dans le monde scientifique, que l’on ne retienne que les critiques publiées dans des revues à comité de lecture, ces revues qui appliquent les mêmes critères de sélection et de qualité qu’aux auteurs des articles eux-mêmes. A ma connaissance, il n’y a encore eu aucune critique publiée à ce jour, elles ne devraient pas tarder.»
Le Pr Flahault observe que les auteurs ne remettent pas en question la «doctrine» de la prévention des cancers. «En disant que les deux tiers des tumeurs ne relèvent que d’un “mauvais hasard”, ils ne remettent pas en question le fait que le risque relatif estimé pour le lien entre le cancer du poumon et le tabac fumé est de l’ordre de 20, souligne-t-il. Ils ne remettent pas en question non plus le fait que le risque de cancer du poumon attribuable au tabac fumé est de 90%. Les épidémiologistes, lorsqu’ils disent que les fumeurs ont vingt fois plus de risque d’avoir un cancer du poumon que les non-fumeurs, ne disent rien sur la proportion de fumeurs qui développeront un cancer du poumon. Ils ne contredisent pas non plus le fait que deux tiers des cancers du poumon qui surviennent chez des fumeurs surviennent, peut-être, par un effet du hasard – puisque l’on sait que tous les fumeurs ne développent pas de cancers du poumon.»
Pour le spécialiste de santé publique de l’Université de Genève, ce que l’on appelle «la malchance» n’est «qu’une autre façon de nommer ce que l’on ne connaît pas bien aujourd’hui». «Avant la connaissance du lien entre la cigarette et le cancer du poumon, on aurait dit que tous les cancers du poumon survenaient par malchance, souligne-t-il. Aujourd’hui, on sait que 90% d’entre eux surviennent chez des fumeurs. Si l’on ne fume pas, on peut faire un cancer du poumon (1,3% de probabilité de survenue durant la vie), mais c’est beaucoup plus rare que si l’on fume (17,2%). Il reste donc utile de conseiller aux fumeurs de s’arrêter de fumer, et à ceux qui ne fument pas de ne pas commencer.»
On ne sait malheureusement pas grand-chose des histoires naturelles de ces cancers : ni à quoi ils sont dus, ni comment ils vont évoluer. Aussi le Pr Flahault estime-t-il licite, dans ces cas, d’expliquer que la malchance y prend une part, et peut-être une part prépondérante. Il est selon lui plus honnête, intellectuellement, de parler de malchance, c’est-à-dire de notre propre ignorance. «Trop de professionnels de santé publique, conclut-il, se complaisent à vouloir redresser les comportements de nos concitoyens, avec très peu de preuves scientifiques convaincantes à l’appui.» On peut voir là une conclusion aussi dérangeante que peut l’être la publication de Science.