C’était – Cabu et Wolinski au moins – nos anciens professeurs d’humour et nos vieux compagnons d’ironie, d’irrévérence et de légèreté. Souvent géniaux, parfois nuls, leurs dessins décollaient les faux-semblants pour permettre aux idées de circuler. Ceux de ma génération avaient l’impression de les connaître comme des amis, dont le culot leur avait ouvert depuis l’adolescence les portes de leur propre bêtise. Charlie, c’était le rire, mais pas que cela. En même temps, le dire-vrai, le trait juste, l’intelligence, l’humanité. Et la tendresse. Il y en avait à revendre chez eux, une tendresse qui leur venait peut-être de leur maître en déconne, Cavanna, décédé il y a une année. Tout cela était une forme d’éducation. Se moquer du pouvoir plastronnant, rire des puissants et de leurs masques prétentieux, ridiculiser toutes les bigoteries, qu’elles soient politiques, religieuses ou autres : nom d’une pipe, ce que nous avons aimé ! Surtout lorsqu’au-delà de la gaudriole éclatait l’intelligence et que les dessins et les bulles de la bande à Charlie trahissaient une subtile influence de la grande culture. Il arrivait qu’ils exagèrent, que le mauvais goût et la vulgarité prennent leurs aises dans leur canard. Ils avaient leurs manies, peut-être leurs acharnements, mais cela aussi c’était eux, et le bain nécessaire à leur liberté, ce cadeau si précieux qu’ils nous offraient entre les phylactères. Il importe aux démocraties que les tabous soient transgressés. Non par les actes, mais par la moquerie et la dérision. Derrière la déconnade des journalistes de Charlie, il y avait, en réalité, une utopie. L’affirmation qu’il existe autre chose, à la fin, que le suivisme. Ou que les lieux communs stériles et les dogmes devenus fous. La conviction qu’on peut rire de tout, même du sacré, sans quoi il n’y a pas de libre pensée. Plus que jamais, dans notre Occident fatigué où le ronron conformiste se mêle à la banalité intolérante, l’humour manifeste l’humain libre.
Regardons-là en face, notre époque, avec ses fanatismes, ses hypocrisies et son spectacle permanent. Elle prend au sérieux ce qui n’a pas d’importance et se désintéresse de ce qui importe. La presse libre crève dans l’indifférence générale, les gens lisent les gratuits qui leur parlent de people, d’enfumages idéologiques organisés par des bateleurs qui se prennent au sérieux et d’un tas de trucs parfaitement insignifiants. Ils acceptent avec une légèreté déconcertante de donner leur intimité, leur argent et finalement leur liberté à des multinationales des réseaux sociaux ou du big data. Le monde libre peut s’éteindre, le climat se déglinguer, les populations se faire massacrer : silence svp, on consomme ! Or justement : face à cela, l’humour c’est ne pas être dupe. C’est décocher des flèches dont la pointe est une ventouse à dérision, en visant l’esprit de sérieux. Et c’est prendre des risques : toutes les dictatures, toutes les intolérances, les systèmes de coercition, mais aussi tous les enfers climatisés qui font contrebande de bonheur, ont persécuté et parfois tué les humoristes. Que leurs flèches soient de la rigolade ne les protège pas. Au contraire, c’est un facteur aggravant. L’humour est d’autant plus puissant qu’on lui résiste. Il déstabilise les systèmes qui manquent de confiance en eux, dont la survie repose sur l’autorité et la contrainte. Il dégonfle et démasque les egos. Du coup, les humoristes se retrouvent dans le collimateur des terrorismes, ces pathétiques montages machistes qui se prennent au sérieux. Humoriste : le métier le plus exposé de notre démocratie.
«Ah, mais ils l’ont bien cherché, avec leurs provocations». Voilà l’argument qui doit faire se lever tous les modérés. Selon le journal Le Monde, les profs enseignant dans les banlieues françaises l’ont entendu dans la bouche d’une bonne partie de leurs élèves et ça leur a fichu le blues. Charb, que la classe politique et quantité d’intellectuels avaient rabroué avec ces mêmes mots – «arrêtez de provoquer !» – lors des premiers ennuis de Charlie (et de la France) à cause des caricatures de Mahomet, aimait répondre avec une métaphore. Vous êtes, disait-il, comme ceux qui accusent les femmes qui portent une minijupe et qui sont violées de l’avoir bien cherché. Or, non. Une femme est libre de s’habiller comme elle l’entend. Nul n’est en droit de l’agresser. Ne pas reconnaître cela, c’est accepter que seule la burqa protège des instincts mâles qui n’ont, eux, pas à se justifier. Il avait raison, Charb. Nous sommes nombreux à avoir mis des burqas sur nos paroles et même nos esprits, par peur de provoquer. Et surtout d’en payer le prix.
L’humoriste dérange, met en crise. Il secoue les apparences, se rit des conventions. Mais ce n’est pas le résultat – bon ou mauvais – de ce jeu avec le réel qui importe le plus, c’est le jeu lui-même. Nous voulons exister autrement que comme des troupeaux lobotomisés ? Eh, bien, il nous faut apprendre à plaisanter avec les savoirs, croyances ou systèmes. L’aventure de la pensée occidentale, celle des Lumières en particulier, est en crise ? C’est vrai. Elle l’a toujours été. Pire : elle incarne la crise elle-même, les contradictions insolubles, les continuels affrontements d’idées. Elle avance à tâtons. Elle bricole avec un humain qui oscille entre pulsions et raison, entre barbarie et amour. Elle ne sait pas trop comment améliorer cela, mais elle cherche. Ce sont les fanatismes qui prêchent un âge d’or, un état du monde sans le moindre défaut. L’humour s’amuse à montrer du doigt que chez eux aussi, il y a crise. Les imbéciles fanatiques regardent le doigt et tirent sur celui qui le brandit.
L’humour, cette humanité, cet art de vivre, a aussi tendance à déserter la médecine. L’esprit de sérieux s’y impose. Le système de santé ne cesse de renforcer ses prétentions idéologiques, son refus de la critique, sa cléricature de la norme. Les malades sont de plus en plus traités non comme des sujets libres, mais comme des cas qui doivent se conformer à des procédures. La recherche d’efficacité s’impose à tout autre critère. Les médecins sont sommés de suivre des pratiques et des styles de raisonnement imposés avec des justifications bancales. Comment répondre à ce mouvement et revendiquer une liberté de penser ? Où trouver le courage de l’ironie, celui de dégonfler le sérieux qui envahit comme une boursouflure les vies des soignants et des malades ? Pour commencer, le mieux serait de revivifier la subversion rigolarde, cette vieille tradition médicale.
Vous connaissez le test de Turing ? Proposé par l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, il cherche à déterminer à quel moment – si cela a lieu un jour – un ordinateur aura atteint le niveau d’intelligence d’un humain. Son principe est ultrasimple. Le test sera validé dès qu’un humain conversant via un clavier avec d’un côté un autre humain et de l’autre un ordinateur sera incapable de dire où se trouve l’humain. Et savez-vous quel est le langage le plus difficile à comprendre, pour les machines, celui sur lequel leurs stratégies d’imitation butent sans cesse ? C’est l’humour, la formulation ironique, le second degré. Rien n’est aussi humain et révélateur du sujet libre. L’humour suppose de connaître, et même d’aimer, ce qui fait que l’autre est lui-même.