Cette histoire (véridique) pourrait-elle avoir un autre cadre que la France, ce pays jacobin et rétif, pudibond et libéré ? Elle a pour cadre l’internat du CHU de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Posons que l’on s’y ennuyait suffisamment, et que l’on s’y sentait suffisamment interne pour oser une transgression que l’on croyait tacitement autorisée. Il y a quinze ans environ, des étudiants d’une école des beaux-arts vinrent réaliser, dans la salle de garde, une fresque murale d’un genre que l’on pouvait tenir, au choix, pour adolescent ou original. Ou vulgaire. Soit Wonder Woman «violée» par quatre super-héros. «Violée» ou «subissant les assauts sexuels» de Flash, Superman, Batman et Superwoman.
On pouvait voir ici, sinon le ça et le surmoi, du moins les références, les émois et les lectures de l’enfance. Rien de très original. De salle de garde en salle de garde, on en a vu bien d’autres (et parfois des pires) dans les internats des hôpitaux de France.
Pendant quinze ans, rien ne se passa à Clermont-Ferrand. L’Auvergne est généralement une région française calme. A l’exception des réveils de ses volcans. Il y a quelques jours, on découvrit, à l’aube, la fresque historique taguée, salie, complétée de bulles avec des «dialogues violents» d’actualité qui critiquaient un projet de loi de santé porté par Marisol Touraine, ministre française de la Santé et des Droits des femmes. On fera, ici, l’économie des pauvres mots utilisés qui n’ont rien de spécifiquement carabin. De pauvres mots régressifs sur une toile simulant des ébats sexuels de bandes dessinées… C’était assez pour que l’affaire commence.
Une association baptisée «Osez le féminisme !» fit savoir que ce dessin représentait un «viol collectif», dont la victime serait la ministre de la Santé. Voici ses déclarations :
«Hier matin, sur le Facebook de "Les médecins ne sont pas des pigeons", un homme a posté la photo d’une salle de l’internat de Clermont-Ferrand où l’on voit une femme subir un viol collectif. L’un des agresseurs lui dit "Tiens, la loi Santé !". Le post a depuis été supprimé. "Osez le féminisme" demande au Conseil national de l’Ordre des médecins de réagir au plus vite, de faire supprimer cette fresque et de sanctionner ceux qui en sont responsables. Des – futurs – médecins y utilisent la représentation d’un viol pour montrer leur mécontentement vis-à-vis d’une ministre et de sa loi. Les bulles ajoutées sur la fresque sembleraient indiquer que la femme violée, habillée en Wonder Woman, symbolise à leurs yeux la ministre de la Santé. C’est une menace misogyne en sa direction. Le viol est une technique machiste d’anéantissement des femmes. Pour les auteurs de ces bulles, une ministre, c’est avant tout une femme : un sous-être que l’on peut punir, dominer et s’approprier si elle mécontente leurs désirs – ou leurs revendications politiques.
Rappelons que le viol est un crime massif : en France, chaque année, 75 000 femmes majeures sont violées. Le viol est également massivement impuni. Il faut lutter contre ce type de représentations "grivoises" de crimes patriarcaux pour en finir avec la culture du viol, et l’impunité des coupables de ces crimes. Ces représentations érotisent les violences extrêmes. Elles promeuvent l’idéologie oppressive qui les motive : celle de la déshumanisation des filles et des femmes. Sous couvert de “sexualité’, de “liberté”, de “gauloiserie”, elles constituent une incitation à dégrader des femmes.»
La ministre de la Santé elle-même condamna bientôt cette fresque «particulièrement choquante», y voyant une «incitation au viol inacceptable». C’est du moins ce que fit savoir son entourage à l’Agence France-Presse : «La ministre trouve cette fresque particulièrement choquante. L’incitation au viol est inacceptable et l’esprit carabin ne peut la justifier.»
«Osez le féminisme !» ne plaisantait guère et ne désarma pas, réclamant à la justice ordinale de réagir rapidement et fermement. Soit :
«D’agir contre les auteurs ou commanditaires de cette fresque et des bulles (qui ont été rajoutées), qui contrevient très clairement aux premiers articles du code de déontologie médicale en France.» L’article 2 et l’article 3 du code de déontologie médicale (art R4127-2 et l’article R4127-3 du code de la Santé publique) indiquent respectivement : «Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité» et «Le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine.»
«De mener un travail visant à sensibiliser les médecins, les étudiant(e)s en médecine et à effacer les fresques représentant des violences faites aux femmes qui existeraient dans d’autres internats liés à des hôpitaux publics ou dans des salles de garde. La mission des médecins est de soigner, y compris des femmes, y compris des femmes victimes de violences machistes. Les violences faites aux femmes par des hommes, leur caractère massif et la gravité de leurs effets sont ici niés, par ceux qui sont parmi les premiers interlocuteurs des femmes victimes de violences masculines lorsqu’elles viennent chercher secours. La présence de ce genre de fresque fragilise durablement la confiance que les femmes peuvent avoir dans leur praticien. Pouvons-nous raisonnablement laisser des personnes qui vont jusqu’à faire peindre ainsi un viol en réunion dans leurs lieux de vie, exercer la médecine, s’occuper de personnes en état de vulnérabilité ?»
… Il est des moments où l’espace privé devient brutalement une affaire publique. Et où l’on condamne ce que l’on devrait ignorer …
Les suites ne tardèrent guère. Le Conseil national français de l’Ordre des médecins condamna «fermement et sans réserve la réalisation et la diffusion d’une fresque représentant une agression sexuelle découverte dans la salle de garde des étudiants internes du CHU de Clermont-Ferrand». Son président départemental rencontra toutes affaires cessantes le Doyen de la Faculté de médecine, le directeur général du CHU de Clermont-Ferrand et le directeur général de l’Agence régionale de santé «afin de donner les suites appropriées à cette affaire inacceptable».
Le chœur politique montait. La secrétaire d’Etat chargée de la famille s’indignait sur Twitter, de même que la secrétaire d’Etat chargée des femmes. Dans un communiqué, le dirigeant des députés socialistes, Bruno Le Roux, fustigeait une «dérive odieuse de la campagne» menée contre la ministre de la Santé. «Rien ne justifie que cela donne lieu à un dérapage grossier, sexiste et infamant» déclarait de son côté le groupe écologiste à l’Assemblée nationale.
Puis la direction hospitalière trancha, décidant «d’effacer dans la journée cette peinture murale» et d’engager des poursuites «disciplinaires, voire judiciaires à l’encontre du ou des auteurs présumés, responsables de ces agissements inacceptables». «Osez le féminisme !» réclame désormais «le retrait de toute trace de fresque représentant des violences faites aux femmes dans les salles de garde».
Dans ce concert, on n’entendit guère Me Jean-Sébastien Laloy, avocat du syndicat des internes de Clermont-Ferrand : «On omet systématiquement de préciser que cette fresque existait depuis une quinzaine d’années et qu’elle avait été réalisée par des étudiants des beaux-arts de Clermont-Ferrand, nous a-t-il déclaré. Elle figurait certes sur l’un des murs de la salle de repos des internes du CHU Gabriel-Montpied de Clermont-Ferrand (788 lits). Or, si les murs appartiennent au CHU, le local est aussi un espace privé aux termes d’un accord passé avec l’association des internes. Cet espace n’était nullement ouvert au public et la vision de cette fresque n’était en rien imposée au regard des usagers de l’établissement hospitalier. C’est là une donnée essentielle qui est presque systématiquement passée sous silence dans les commentaires que suscite cette affaire.»
Il est des moments où l’espace privé devient brutalement une affaire publique.1 Et où l’on condamne ce que l’on devrait ignorer. C’est la triste magie de Facebook. On ne discutera pas le goût de cette fresque, pas plus que l’on évoquera la dimension cathartique que peuvent avoir de telles créations chez de jeunes médecins. On notera en revanche, simplement, la coïncidence apparue dans une France où les mêmes personnes clament publiquement «être Charlie» et réclament l’effacement d’une fresque privée.